Balado et financement participatif: diversification et hybridation des modèles

Après une décennie d’existence, la balado a enfin atteint le marché de masse grâce à un auditoire qui croît de manière spectaculaire. Si les projections de la firme de recherche Ovum s’avèrent exactes, à l’échelle mondiale, le nombre d’auditeurs qui écoutent au moins un balado par mois aura franchi le cap du milliard d’ici 2023. Imaginez si toutes ces personnes participaient au financement de leurs émissions favorites! Le défi de la monétisation prendrait alors une tournure tout à fait autre, sachant que la gratuité est solidement ancrée, voire défendue au nom de l’accessibilité et de la rentabilité, dans l’univers de la baladodiffusion. Voici la deuxième partie de notre analyse sur les formes de financement participatif à l’œuvre dans cette jeune industrie.

Netflix, Patreon ou un peu des deux?

De l’abonnement au pourboire, en passant par la publicité, toutes les avenues de financement imaginables sont mises à l’épreuve dans le secteur de la baladodiffusion. Certaines se démarquent plus que d’autres, notamment celle de l’abonnement. Comme nous l’a confirmé le producteur et concepteur de balados Xavier Kronström Richard, dans la première partie de notre analyse, s’il y a un modèle qui reçoit de l’attention en ce moment, c’est bien celui-là.

On dit d’ailleurs que la balado vit son «moment Netflix», tant les plateformes s’inspirant de sa vision stratégique (acquérir, créer, devenir un géant de la diffusion en continu) émergent et se livrent à une concurrence frontale ces jours-ci.

Luminary, Brew, Himalaya et Wondery (aux États-Unis), BoxSons et Sybel (en France), sans oublier le géant suédois Spotify… En échange de moins de dix dollars par mois, ces entreprises offrent des balados sur demande, généralement sans publicité, parfois assortis en prime de contenus exclusifs (entrevues, vidéos en coulisses, etc.). Elles espèrent ainsi pouvoir (mieux) rémunérer les créateurs sonores et améliorer la qualité des productions proposées. Dans certains cas, elles vont jusqu’à combiner d’autres options de monétisation, comme celle de «passer le chapeau» afin d’obtenir des pourboires des auditeurs.

C’est ce que fait Himalaya – et bientôt Luminary, Brew et probablement bien d’autres – avec l’ajout du microdon à la formule de l’abonnement. Un bouton du type «Faire un don» apparaît sur la page – et hop! – l’auditeur a la possibilité d’offrir sa contribution en témoignage de son appréciation.

La stratégie nous apparaît judicieuse puisque les créateurs ferment rarement la porte aux contributions volontaires. En revanche, ils sont parfois réticents à déployer des stratégies de financement participatif traditionnelles impliquant des récompenses (comme celles de Kickstarter, d’Ulule, de Patreon, etc.), car de telles stratégies peuvent s’avérer assez lourdes à porter pour de petites équipes de production.

«Nous n’avons pas le temps et la force de production pour créer du contenu exclusif destiné aux abonnés de Patreon. Notre contenu a plus de valeur s’il est gratuit: plus de revenus AdSense, plus d’écoutes, donc plus de visibilité de notre publicité et plus de ventes de livres, de marchandises, etc.», explique Sébastien Lévesque, cocréateur de la populaire balado québécoise Distorsion.

Bien que la gratuité s’avère payante pour Distorsion, ses créateurs croient que le concept de l’utilisateur-payeur, soit celui de l’abonnement à un service de diffusion (comme Spotify) plutôt qu’à un créateur solo (comme Patreon), représente la voie de l’avenir.

L’hybridation du financement participatif

Maintenant, vous vous demandez peut-être: pourquoi traite-t-on l’abonnement à une plateforme comme un modèle de financement participatif? En quoi le modèle de Netflix est-il différent de celui de Patreon? En effet, il est bon de rappeler à ce stade-ci la définition du financement participatif, qui consiste à faire appel à un grand nombre de personnes pour qu’elles investissent de petits montants dans la réalisation ou le soutien d’un projet. Notez que l’argent est envoyé directement au porteur de projet (Patreon) et non à l’entreprise qui lui verse une rémunération (Netflix).

L’absence d’intermédiaire est fondamentale au sociofinancement, car la plateforme s’inscrit dans un mouvement favorisant une désintermédiation de l’organisation de l’économie traditionnelle, alors que c’est tout le contraire du modèle Netflix.

Toujours est-il que les acteurs de la balado, dans leur quête du modèle d’affaires idéal, sont en train d’hybrider diverses stratégies de monétisation, dont un certain nombre sont issues du financement participatif. Voilà pourquoi il nous est difficile d’aborder la place actuelle du financement participatif dans l’industrie de la balado sans s’attarder à l’abonnement «avec intermédiaire» à la Netflix, car les modèles de financement qui reposent sur l’engagement pécuniaire de l’auditoire ont tendance à s’imbriquer. «L’auditeur contribuable fait partie d’un mix de revenus», soutient Sébastien Lévesque, qui estime qu’il arrive rarement que des revenus proviennent d’une seule source.

Il est donc possible de concevoir une stratégie de financement à la Netflix qui est fondée sur l’abonnement et qui est croisée à celle du don et de la publicité. Cela est même souhaitable. Pour reprendre les mots de Jacob Weisberg, cofondateur de la compagnie de balados Puskin, s’exprimant à un panel sur le futur de l’industrie de la balado à South by Southwest: «Je crois qu’ultimement, pour être rentable et en santé, l’industrie de la balado aura besoin à la fois de revenus publicitaires et de revenus des auditeurs.» C’est un constat que partagent la plupart des acteurs de la balado contactés dans le cadre de cette analyse.

Des outils pour obtenir des revenus directement des auditeurs, ça existe?

La recherche de modèles d’affaires pour la balado, qui, rappelons-le, ne bénéficie pas ou peu de murs payants, contribue au déploiement d’outils visant à tirer profit du lien direct avec le récepteur. «On regarde ce qui colle [...] on sait que ce ne sera pas qu’un seul modèle», affirme Erik Diehn, directeur de Stitcher.

Parmi ces nombreux nouveaux outils, retenons Substack, Supporting Cast (Slate), Anchor et Okpal. Ils ont en commun ce trait particulier qui est celui d’explorer le financement participatif «silencieux» (contrairement aux campagnes sous forme de sprints soutenus), reposant sur une collecte de dons pérenne et discrète.

À l’instar d’une infolettre ou d’un formulaire d’adhésion privé, Substack et Supporting Cast font chacun office de passerelle payante vers des liens d’écoute privée sans publicité envoyés aux abonnés. Les auditeurs profitent ainsi d’un contact direct avec les créateurs, la plateforme se voulant un partenaire invisible, neutre et entièrement dédié à ses producteurs de contenus audio. Supporting Cast assure d’ailleurs que ses podcasters peuvent emporter leurs données avec eux s’ils quittent le service.

Okpal est pour sa part un service complémentaire d’Ulule. C’est une application pour le microdon, qui fait fi de la limite de temps ou des contreparties à livrer. Quant à Anchor, il s’agit d’un véritable couteau suisse de la balado, permettant l’enregistrement, la distribution et même la collecte de contributions mensuelles à la manière Patreon. Certains vont jusqu’à lui attribuer le titre de «YouTube des balados».

Facile à utiliser, la formule du microdon peut être également employée pour susciter de l’engagement avec la communauté. En misant sur des intérêts communs, les créateurs de Distorsion suggèrent des dons sous forme de tournées de bières. «L’idée [de la tournée de bière] nous convient bien, car elle part d’une participation volontaire, sans que le contenu soit une monnaie d’échange», explique Sébastien Lévesque, tout en soutenant que, de cette manière, leurs contenus demeurent gratuits. Puis, ajoute-t-il, les auditeurs en sortent gagnant : «Cette méthode provient aussi de notre volonté de faire découvrir des bières artisanales à nos auditeurs à chaque épisode. La tournée de bière permet également de faire l’inverse, puisque nos auditeurs peuvent aussi nous suggérer des bières de leur région.»

Ces différentes avenues de financement occupent un espace laissé vacant par les plateformes de financement participatif avec contrepartie, dont la campagne de durée déterminée est utile pour donner le coup d’envoi (ou «kickstarter») un projet, ou encore, dans le cas de Patreon, de recueillir des contributions mensuelles sous forme d’abonnements. Malheureusement, cette dernière dessert davantage les balados portés par des personnalités ou des créateurs qui bénéficient d’une communauté suffisamment engagée pour la convertir en «patronne» (Canadaland, par exemple). La méthode «silencieuse» s’avère ainsi une avenue attrayante pour les créateurs de balado et tous les autres entrepreneurs culturels qui ne souhaitent pas exposer publiquement le nombre de contributeurs qui les soutiennent. Cela pourrait même favoriser une production qui ne jouit pas d’un appui quantitativement significatif.

Vive les outils prometteurs!… Puis après?

Pour la plupart des acteurs de la balado d’ici, les modèles de l’abonnement, de l’inscription (infolettre) et du pourboire en sont encore au stade de l’expérimentation. «Très peu de balados parviennent à monétiser leur auditoire avec des contenus exclusifs», observe Xavier Kronström Richard.

«L’idée, c’est d’assurer la démocratisation de ces contenus, pour que la balado soit accessible à tous. L’option du bouton “Don” permet peut-être ça», explique Julien Morissette, cofondateur de Transistor, un festival dédié à la balado québécoise, et de Transistor Médias, une maison de production et de diffusion de balados ayant quelques projets sur le feu, dont La balado de Fred Savard. Il émet quelques réserves concernant le modèle par abonnement, qui contrevient au concept de l’accessibilité au plus grand nombre assurée par la gratuité.

Sophie Reis, directrice développement et alliances stratégiques chez La Ruche, abonde dans le même sens. «Avant, on misait beaucoup sur la promesse de contreparties exclusives, mais plus maintenant. Si tu aimes un contenu, la première chose à laquelle tu penses, c’est bien de le partager! Cela est impossible avec un contenu réservé à ses abonnés.» Selon ses observations, les gens comprennent de plus en plus qu’une création gratuite ne signifie pas pour autant qu’elle ne coûte rien à produire. « Les dons sous forme de “merci” sont de plus en plus fréquents», ajoute-t-elle.

La communauté, on y revient toujours

Selon les chercheurs espagnols Fernandez Sande et Gallego, auteurs de l’étude Crowdfunding as a source of financing for radio and audio content in Spain (citée dans la première partie de notre analyse), la capacité de mobiliser une communauté est non seulement le plus important facteur de succès pour les campagnes de financement visant à soutenir des productions radio ou balado, mais il donne également une longueur d’avance aux demandeurs ayant déjà un auditoire.

Autrement dit, aussi attrayants que soient les outils présentés jusqu’ici et les possibilités qu’ils laissent miroiter, ils ne sont pas garants de succès pour autant.

En témoigne la fructueuse campagne menée sur Indiegogo par Benoît Mercier, fondateur et animateur des Mystérieux étonnants, lancée après dix ans de diffusion. Vous avez bien lu: dix ans. Voyant l’accueil enthousiaste de ce type de financement par son public, il a décidé d’essayer Patreon. Non seulement le nombre de «patrons» augmente petit à petit chaque mois, mais il a réussi à obtenir du soutien sous forme de services. «Les branchements électriques au studio, un contrat qui aurait coûté plusieurs centaines de dollars, ont été faits gratuitement par un auditeur, la table du studio a été créée sur mesure par un autre, le tapis pour amoindrir les échos est un don, etc. Patreon est une suite logique dans la relation qu’on a bâtie avec notre communauté.» Comme quoi la production participative (crowdsourcing en anglais) n’est pas à négliger dans un montage financier.

Cela étant dit, pour les créations sonores qui font «du cinéma pour les oreilles», comme l’exprime Zoé Gagnon-Paquin, cofondatrice de Magnéto, le financement participatif ne peut être «le roc sur lequel construire notre modèle d’affaires», affirme-t-elle, en ajoutant que la démarche serait chronophage pour ne pas dire inutile si la création ne compte pas déjà un certain nombre d’auditeurs loyaux. «Magnéto est arrivé au financement participatif après avoir créé un certain nombre de projets. Sinon, ça n’aurait jamais marché». L’organisme québécois qui aspire au titre d’ «ONF de la balado» a lancé sa campagne Indiegogo en 2016, soit un an après sa fondation.

L’arrivée de solutions numériques débouchant sur de nouvelles possibilités de financement participatif, combinée à la révision de certains programmes de financement* et à l’insertion de commandites et de publicités, ne fait que confirmer ce que les acteurs de la balado nous ont affirmé d’emblée: il n’y a pas un, mais plusieurs modèles d’affaires, dont la forme est souvent dictée par la nature du projet. L’heure est résolument aux expérimentations en matière de financement et le participatif fera naturellement partie de l’équation, car les dons – aussi minimes soient-ils – peuvent faire une grande différence dans la réalisation ou la survie d’un balado.

*Le Fonds des médias du Canada vient tout juste de présenter ses nouveaux principes directeurs pour ses programmes d’enveloppes de rendement. Sa définition de média numérique a été revue pour y inclure la production audio. Cela étant dit, le financement destiné à la baladodiffusion qui agit à titre de levier de découvrabilité pour une autre production audiovisuelle est dorénavant possible. Même si cette nouvelle mesure ne permettra pas le financement de projets de balado à part entière (native), il sera néanmoins possible de financer des créations audio.