Clue sur second écran : l’expérience des Petits Meurtres d’Agatha Christie
Poursuivant leur stratégie d’innovation permanente, France Télévisions et son équipe des Nouvelles Écritures ont proposé en avril dernier au public une expérience interactive inédite. Il s’agissait de mener l’enquête en direct, pendant la diffusion d’un épisode de la série de fiction Les Petits Meurtres d’Agathe Christie, à l’occasion d’une nouvelle saison introduisant un nouveau duo d’enquêteurs.
Diffusé sur France 2 en première partie de soirée, l’épisode en question, Meurtre au champagne(issu du roman d’Agatha Christie paru en 1945) a été spécifiquement conçu pour l’expérience, mais pouvait évidemment être regardé de manière « classique ».
Entre le jeu de plateau classique Clue et un livre dont vous êtes le héros, la promesse d’une telle application est alléchante, dans un contexte où le second écran — également appelé « écran compagnon » — soulève de nombreuses questions, notamment autour des programmes de fiction.
Un jeu ludique et synchronisé
Le principe de l’expérience proposée par France Télévisions est très simple : avec l’aide de Marlène, la secrétaire du commissaire — personnage également présent dans la série télé —, l’internaute doit découvrir le meurtrier de la belle Elvire, et pour cela mener l’enquête sur sa tablette (ou son ordinateur portable), en parallèle du visionnement de l’épisode.
L’expérience interactive a ainsi commencé à 20h50, en même temps que l’épisode télévisé, pour se terminer une dizaine de minutes avant — le temps laissé aux internautes pour donner leurs pronostics, ensuite infirmés ou confirmés par la fin de l’épisode.
Le contenu de l’application évolue en fonction des rebondissements de l’épisode ; au cours des moments précédant le crime, consacrés à l’installation de l’intrigue, il n’est possible de consulter que les courtes biographies des (nombreux) personnages, ce qui permet de se familiariser avec eux.
Une fois que le crime a lieu, tout s’accélère : l’utilisateur est sollicité plusieurs fois, chaque fois de manière différente et ludique. Il s’agit de répondre à des questions, retrouver des objets cachés dans un décor, consulter des documents d’archives. À chaque action réussie, l’utilisateur gagne des points et retourne sur la page d’accueil.
Ces différentes mécaniques font appel à facultés variées de la part de l’utilisateur : mémorisation (des détails de l’épisode télé), attention (à ce qui se passe alors sur les deux écrans), déduction.
Une ligne du temps présente à l’écran permet de visualiser quand auront lieu les prochaines interactions demandées, aide précieuse pour donner la chance à l’utilisateur de gérer son temps et son attention entre le téléfilm et son second écran.
À strictement parler, l’application n’en était pas une : il s’agissait en réalité d’une application Web, directement accessible par l’entremise du navigateur Internet de la tablette ou de l’ordinateur portable. Répondant aux principes de responsive design, ce procédé permet ainsi d’être lisible sur toutes les plateformes en limitant les coûts de développement. L’application Web était synchronisée avec le flux de l’antenne où était diffusé l’épisode, et se mettait à jour automatiquement chaque fois que de nouveaux éléments apparaissaient.
Développée par Territoire d’Image et le studio de création interactive Keblow, l’application a été subventionnée par Pictanovo, le pôle de soutien de la communauté de l’image de la région Nord–Pas-de-Calais.
La structure, réunissant plusieurs fonds d’aide des collectivités locales, a soutenu l’application à hauteur de 60 000 euros, soit un des plus gros montants accordés par la commission en 2012. Déjà coproductrice de la série télévisée, France Télévisions a également soutenu financièrement la mise en place de l’expérience.
Au moment de son lancement le 5 avril, l’expérience interactive autour des Petits Meurtres a enregistré, selon les chiffres communiqués par France Télévisions, plus de 31 000 pages vues par 5 300 visiteurs uniques. Côté télévision, l’épisode de la série a été vu par 4,246 millions de téléspectateurs français, soit 16,8 % de part de marché, plaçant France 2 en seconde position après TF1.
En parallèle de ces résultats plutôt faibles, le mot-clic de l’émission (#LPMAC) s’est hissé en quatrième position des trending topics France durant la soirée. Gwenaëlle Signaté, conseillère éditoriale chargée du programme au sein de France Télévisions Nouvelles Écritures, analyse :
« Les audiences restent difficiles à anticiper et à analyser sur ce type de dispositifs expérimentaux. Le public correspondait plutôt à une population d’experts, web-utilisateurs, professionnels du “digital” ou des médias. Ils ont eu l’impression de vivre une expérience nouvelle et à ce titre ils ont eu une attitude de “testeurs”. Mais on peut noter également la présence remarquée aussi d’un public plus familial et jeune : une maman jouant avec ses filles par exemple. »
Second écran et fiction, un mariage pas si évident
Si on les compare à d’autres applications second écran déjà développées sur le marché français (autour des émissions The Voice de TF1, Futur par Starck chez ARTE, ou encore autour des retransmissions d’événements sportifs), le choix d’une enquête interactive et les interactions proposées peuvent paraître sommaires à première vue. Il convient de rappeler qu’on se situe ici dans un contexte totalement différent : celui de la pure fiction, un polar de surcroît.
À titre de comparaison, l’expérience interactive conçue autour de The Voice aurait attiré, selon TF1, près de 200 000 joueurs.
Un tel dispositif soulève ainsi différentes questions concernant la dispersion de l’attention et l’apport fait au programme initial. Alors que, devant un magazine d’actualités ou une téléréalité de type concours de talents, l’attention visuelle du spectateur est suffisante pour suivre à la fois le programme ET le live-tweet, il en va tout autrement pour un programme de fiction, où l’immersion exigée est uniquement passive et tout entière concentrée vers un seul but/écran. Le nombre de tweets relatifs à de tels programmes (films, séries) pendant leur diffusion est d’ailleurs souvent très inférieur à celui traitant d’émissions factuelles ou de téléréalité, comme le souligne chaque semaine l’analyse réalisée par Mesagraph du paysage audiovisuel français sur Twitter. D’ailleurs, des conclusions similaires peuvent être tirées des palmarès de l’activité télé sociale des marchés canadiens francophone et anglophone compilés par la firme Seevibes.
De fait, le principal écueil de l’application était de taille : il était quasiment impossible de suivre correctement le téléfilm (qui distillait lui aussi ses indices, au fur et à mesure de l’enquête policière) et de résoudre toutes les énigmes, de lire attentivement tous les documents présentés et d’effectuer toutes les interactions proposées sur le second écran.
L’expérience second écran proposée en simultané avec un programme de fiction est très délicate à doser puisque, au-delà de la question de la concentration, elle soulève aussi un problème d’ordre moral : les auteurs d’un film ou d’un documentaire seront-ils tous aussi enthousiastes à l’idée d’« enrichir » leur œuvre, cet enrichissement risquant paradoxalement d’appauvrir l’attention portée à l’œuvre initiale ?
Le choix d’un épisode d’une série inspirée de l’œuvre d’Agatha Christie était à la fois pertinent — l’enquête criminelle est un moteur d’engagement très fort pour le joueur — et très risqué : les intrigues de la romancière sont souvent pleines de rebondissements et d’explications psychologiques sur les motivations des personnages, autant de nuances difficiles à rendre de manière interactive.
La satisfaction des utilisateurs entre aussi en jeu de manière cruciale lorsqu’on parle d’interaction. De fait, les joueurs ont, comme le précise France Télévisions, servi de « testeurs » de l’application, passant plus de temps à commenter sur Twitter les différents bugs et avis techniques que leurs déductions sur l’affaire. D’autres internautes regrettent également le manque de communication autour du dispositif, effectivement peu relayé à l’antenne.
Adoptée par un public d’experts, professionnels du Web ou des médias, l’expérience a davantage servi à la promotion de la série qu’elle n’a attiré de véritable public.
Aujourd’hui, l’expérience est encore accessible en ligne, à jouer désormais dans un mode non synchronisé. L’épisode télé a été découpé en autant de séquences utiles au déroulement de l’enquête, et les contenus (identiques au direct) ont été redistribués et dispersés dans une nouvelle interface. Ce souci de permanence est louable et notable quand on sait que la plupart des expériences transmédia ou second écran disparaissent aussitôt le programme terminé.
Alors que tous les programmes de flux développent aujourd’hui leur écosystème numérique, la fiction reste encore majoritairement réfractaire aux dispositifs synchronisés, même si les tentatives se sont multipliées cette saison, de The Walking Dead à Hawaii 5-0 (avec un épisode où le coupable était choisi par vote des téléspectateurs).
Avec une navigation et un design d’expérience plutôt réussis, le dispositif des Petits Meurtres d’Agatha Christie pâtit, paradoxalement, de l’exigence de l’œuvre d’origine à laquelle il est rattaché, qui demande une attention constante et soutenue. Les dispositifs de second écran exigent une interaction très fine entre le contenu enrichi et le contenu d’enrichissement, particulièrement dans le domaine de la fiction.