Dans les coulisses du documentaire d’impact, made in Québec
Les documentaires québécois «à portée sociale» ne viennent pas toujours avec la désignation «d’impact». Qu’on ne s’y trompe pas: le genre est présent et surtout bien vivant au Québec – même si le soutien des institutions «n’est pas toujours au rendez-vous». C’est ce qui est en tout cas ressorti de la table ronde Changer le monde un film à la fois, tenue lors de la dernière édition des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM).
«Le Québec a une culture très forte pour connecter les enjeux politiques avec des films et obtenir des succès, mais ce n’est pas documenté», a résumé Sarah Spring, directrice générale de l’Association des documentaristes du Canada, après une heure et demie de conversation passionnante. «À chaque projet, a-t-elle poursuivi, tout est à recommencer à zéro, car n’il n’y a pas d’outils partagés.» Ni d’organisme de référence. Elle a aussi ajouté: «Au Québec, les cinéastes font du impact producing, mais ce n'est pas nommé comme tel.»
Le travail des cinéastes invitées à la table en était la preuve même. «Moi, quand je suis fâchée, ça va me donner une idée de film», lance Josiane Blanc, qui a fait des documentaires sur la grossophobie (Contes d'une grossophobie ordinaire, 2020), sur le harcèlement contre les mineurs (Loud & here, 2023) et qui travaillent actuellement à faire un film sur les personnes avec des problèmes d’audition.
Selon l’Association des documentaristes du Canada (DOC), le documentaire d’impact constitue «cette nouvelle dimension de la pratique documentaire par laquelle les cinéastes mobilisent les gens, les réseaux et les ressources pour créer le changement.»
Avec son documentaire Le mythe de la femme noire, la réalisatrice Ayana O'shun s’attaque aux stéréotypes véhiculés sur les femmes noires dans la société. «Je n'ai pas la prétention de dire que notre film va briser quoi que ce soit, dit la cinéaste. Toutefois, s’il permet d’amorcer une conversation et de provoquer une prise de conscience dans la population, c’est un processus intéressant.»
La réalisatrice Émilie B. Guérette venait quant à elle présenter le film L’Audience, qui suit le chemin de croix de la demanderesse d’asile Peggy Nkunga Ndona – coréalisatrice du film - pour immigrer au Canada. «Je filme toujours avec mon sujet, dit la cinéaste, pour expliquer son positionnement d’impact. Ça ne me viendrait pas à l'esprit de faire ce genre de film où l’on confronte les gens. J'aime mieux me battre avec eux. Peggy et moi, nous avons réalisé le film ensemble.»
Au-delà des intentions, des stratégies concrètes
Évidemment, les quatre cinéastes ne se sont pas contentées de «bonnes intentions» pour mener leur combat. Elles ont déployé des stratégies concrètes, propres à la méthodologie «d’impact», en aval et en amont de la création de leur film.
Une de ces stratégies est d’identifier le public à rejoindre. «Ma sœur Bianca Bellange [coproductrice du Mythe de la femme noire] et moi, nous avons une formation en marketing. Et tout ce qu'on a appris en marketing à l'université, nous l'avons appliqué au film. Donc, à la fin, quand nous appliquions à Téléfilm Canada ou à la Sodec, nous avions un document de plusieurs pages qui décrivait exactement ce que nous allions faire [pour promouvoir le film] et qui était notre audience : qu'est-ce qu'ils mangeaient? Où est-ce qu'ils allaient? Quel genre de famille ils avaient? C'était extrêmement élaboré.»
Toujours selon la méthodologie d’impact, les cinéastes présentes aux RIDM ont cherché à tisser des liens avec le public qu’elles voulaient rejoindre, et ce, dès le début du projet. «Nous avons approché une dizaine d’organismes qui travaillent dans le domaine de l'immigration et du droit d'asile, illustre Émilie B. Guérette. Peggy, de par son parcours depuis qu'elle est arrivée au Canada, avait des liens privilégiés avec notamment Action réfugiés Montréal et le Programme régional d'accueil et d'intégration des demandeurs d'asile. C’était important d'inclure ces gens-là dans notre stratégie de lancement.»
Une distribution différente
En développant des liens avec les communautés ciblées dans leur documentaire, les cinéastes commencent le travail de «distribution», avant même qu’un distributeur soit impliqué dans le projet. Car le documentaire d’impact peut trouver son public sans nécessairement prendre le chemin des festivals ou d’une diffusion traditionnelle en salle ou télévisuelle.
«Nous voulions que le film soit un outil pour les institutions et pour le milieu communautaire, annonce Émilie B. Guérette. Le but est qu'ils réfléchissent à leur manière de faire tout en comprenant mieux la réalité des demandeurs d’asile. Beaucoup de monde nous ont dit: nous travaillons tous les jours avec des demandeurs d’asile, mais nous n’avons jamais eu accès à des audiences.»
Dans le cas de Loud & Here, le film a pris la route des projections scolaires. «Le film a été présenté dans des écoles à travers le Canada, grâce au programme HotDocs in school,» annonce Josiane Blanc. Par la suite, la documentariste s’est fait approcher par des programmes similaires en Lituanie, en Pologne et en Italie. «Évidemment, il y a des jeunes qui vivent du harcèlement partout dans le monde. On veut que ça devienne un outil pour aider les jeunes à discuter du sujet et sortir leurs histoires.»
Dans sa formule optimale, le documentaire d’impact ouvre un espace de dialogue. Quand c’est possible, les projections sont suivies d’une discussion avec le cinéaste et les protagonistes. «Notre film ne dure qu'une heure et demie, alors il y a beaucoup de thèmes qu'on n'a pas pu couvrir, explique Ayana O'shun. Les conversations qui se tiennent après les projections permettent d’amener le sujet plus loin. La réception est très positive ; des femmes nous disent que ça met des mots sur ce qu’elles pensaient être seules à avoir vécu.»
Quête de reconnaissance
Seul bémol au portrait québécois: le soutien des institutions et de l’industrie. Ayana O'shun rapporte avoir investi beaucoup d’heures et d’argent dans des stratégies d’impact qui, en fin de compte, valent «très peu de points» dans l’évaluation des projets. Et qui, également, sont rarement inclus dans les budgets de production.
Le financement des stratégies d’impact ne devrait pas être traité au «cas par cas, insiste Émilie B. Guérette. «Il y a toujours une ligne avec un pourcentage réservé aux réalisateurs et réalisatrices, mais ça devrait être la même chose pour les stratégies d'impact. Il devrait y avoir des budgets de production prévus pour que les cinéastes et les protagonistes puissent participer à des projections publiques. Un cinéaste ne devrait pas avoir à choisir entre accompagner son film ou faire un contrat pour payer son loyer.» On comprend qu’il reste quelques étapes à franchir avant que le documentaire «d’impact» soit ici pleinement reconnu et soutenu.