Dix idées de la Silicon Valley pour les médias
Quel devrait être l’ultime objectif des médias canadiens? Irene S. Berkowitz présente dix conclusions au terme d’un atelier à Silicon Valley sur la façon dont les technologies émergentes perturbent et transforment les industries.
Il a été très peu question des médias lors du Programme à l’intention des cadres supérieurs de la Singularity University, un atelier consacré aux effets des technologies de pointe sur les industries, malgré l’obsession pour le sujet de bon nombre de mordus de politique parmi les 95 participants (dont moi-même) provenant de 35 pays.
La raison de cette omission est vite devenue claire : la perturbation de la technologie des médias est déjà loin derrière. La frénésie actuelle qui entoure les médias concerne davantage la réorganisation des modèles que la technologie.
La perturbation de l’ancien paysage médiatique n’est que le point de départ de la quatrième révolution industrielle. Depuis ce temps, la numérisation a pris des proportions démesurées, et la technologie a acquis une place prépondérante dans les domaines de la finance, de l’automobile, de la biologie, de la santé, de l’énergie, de l’éducation, du taxi et de l’hôtellerie, pour ne nommer que ces quelques exemples.
Ces perturbations, qui changent complètement la donne, viendront créer des occasions d’affaires d’une valeur se calculant en billions de dollars, du moins selon les conférenciers de la Singularity University.
Plusieurs d’entre eux ont fondé des organisations qualifiées de « licornes », c’est-à-dire, dans le jargon de la Silicon Valley, des entreprises en démarrage évaluées à au moins un milliard de dollars avant d’entrer en bourse.
QUE SE PASSE-T-IL ET POURQUOI MAINTENANT?
À la Singularity University, on nous a présenté la théorie de l’industrie 4.0. Qu’est-ce que c’est et quelle en est la raison d’être? La réponse courte : nous sommes au pied de la courbe exponentielle. Permettez-moi maintenant de passer à la réponse longue.
En 1965, Gordon Moore soulignait dans un document emblématique que la progression de la technologie numérique était exponentielle, et non linéaire.
En 2001, la Loi de Moore a fait l’objet d’une adaptation par le scientifique futuriste Ray Kurzweil (maintenant cadre supérieur à Google et co-fondateur de la Singularity University) pour devenir la loi du retour accéléré (Law of Accelerating Returns ou LOAR).
Celle-ci stipule qu’une fois numérisée, l’information suit une courbe exponentielle. Le ratio du rendement par rapport au prix double environ tous les 18 mois. D’ailleurs, le progrès exponentiel est à l’origine du célèbre slogan de la Silicon Valley : toujours plus de rapidité, d’économie et de facilité.
On nous a démontré l’étonnante différence entre la progression linéaire et la progression exponentielle. Trente pas linéaires vous feront traverser la salle, mais trente multiplications par deux vous amèneront un milliard de pas plus loin, soit 26 fois le tour de la Terre. C’est là que le pied de la courbe intervient.
Une croissance exponentielle commence lentement (2 x 2, 4 x 2, 8 x 2, etc.), puis monte en flèche. Ce changement de direction correspond au pied de la courbe. L’industrie 4.0 est en pleine effervescence parce que nous avons atteint le pied de la courbe exponentielle.
Afin d’approfondir l’explication de la croissance exponentielle, Peter Diamandis, co-fondateur de la Singularity University (également président directeur de la fondation X PRIZE et co-auteur des livres à succès Bold et Abundance) a présenté un paradigme résumant les six stades de la numérisation (6Ds of digitization) : la numérisation, la croissance dormante (jusqu’au pied de la courbe), la perturbation, la dématérialisation, la démonétisation et la démocratisation à l’échelle mondiale.
Votre propre téléphone intelligent est un excellent exemple de ce principe. En effet, il est plusieurs millions de fois plus puissant que l’ensemble des ordinateurs que la NASA possédait en 1969, il rassemble toute l’information du monde dans votre poche et il se met à jour en temps réel.
De plus, il a perturbé, démonétisé, dématérialisé et démocratisé les horloges, les calendriers, les appareils photo, les cartes routières, le courrier, les livres, les journaux, les radios, la télévision et le taxi, sans oublier le téléphone!
Alors que la capacité double, les prix chutent. Par exemple, le coût du séquençage d’un génome est 10 000 fois moindre qu’il y a sept ans. Les cellules solaires sont un autre exemple d’application du principe des « 6 D », leur prix étant d’abord devenu seulement 200 fois moindre en 20 ans, avant de diminuer de 50 % dans les 16 derniers mois. La technologie solaire vient de franchir le pied de la courbe.
À mon retour de la Silicon Valley, j’étais bien embêtée à propos de notre consultation à venir sur les médias numériques. Je croyais que nous avions une décennie de retard! J’ai ensuite compris que le moment ne pouvait pas être mieux choisi.
Maintenant que nous savons où s’en va la rondelle, nous pouvons patiner dans cette direction. (Aussi improbable que cela puisse paraître, on utilise vraiment des citations de Wayne Gretzky à Silicon Valley!)
L’une des directions que prend la rondelle médiatique, pour rester dans le même thème, c’est vers la monétisation du contenu populaire. Le besoin d’entrer en relation par l’entremise d’histoires capables de nous faire rire, pleurer ou réfléchir demeure fondamental pour l’être humain.
Notre gouvernement a compris depuis longtemps que de telles histoires sont au cœur de la culture humaine, et c’est pourquoi le drame occupe une place particulière dans les investissements publics du Canada en contenu audiovisuel.
À partir de maintenant, si nos histoires touchent ne serait-ce qu’une fraction des quelque trois milliards d’internautes actuels (trois à cinq milliards de personnes devraient s’ajouter d’ici 2020), notre système devrait récolter des profits.
Cependant, le contenu canadien n’est pas encore assez populaire pour véritablement atteindre un auditoire assez vaste. J’ai passé dix ans à me pencher sur la question, et j’ai jeté sur ma réflexion un nouveau regard à la lumière de ce que j’ai appris à la Singularity University.
DIX CONCLUSIONS
Voici dix conclusions tirées du Programme à l’intention des cadres supérieurs de la Singularity University ainsi que des pistes de réflexion sur la façon dont pourrait s’en inspirer le Canada dans la mission qui l’attend pour ce qui est des médias.
10. Les organisations conçues pour le 20e siècle sont vouées à l’échec au 21e siècle.
De nos jours, le changement est si rapide et étendu que seules les organisations exponentielles (Exponential Organizations – ExOs) axées sur les technologies du 21e siècle pourront s’épanouir. Ce principe s’applique aux cadres politiques. (Suggestion de lecture : Exponential Organizations, du Canadien Salim Ismail, directeur général fondateur de la Singularity University).
9. Toutes les organisations exponentielles commencent par se fixer un objectif de transformation monumentale.
Quand il est question de divertissement de premier ordre, l’objectif de transformation monumentale des médias semble évident : divertir. Est-ce que nous atteignons ou dépassons cet objectif?
8. Il faut viser la Lune, rien de moins.
Viser la Lune, c’est faire preuve d’une imagination débordante. Si nous osons imaginer quelque chose, nous pouvons passer du rêve à la réalité. Qui aurait pu deviner qu’un jour, un logiciel viendrait gruger une part de marché dans l’industrie du taxi?
7. La clé, c’est de décupler.
L’amélioration incrémentielle, comme une augmentation de 10 %, est une façon de penser TELLEMENT linéaire et digne du 20e siècle! Les organisations exponentielles visent à devenir dix fois meilleures en décuplant leur auditoire.
6. Toute la puissance du marché repose sur l’attention.
Le marché mondial est devenu le nouveau marché local. Bien sûr, Internet permet d’obtenir gratuitement ce qui était autrefois payant (ancienne économie), mais l’économie à l’ère du numérique se traduit par des milliards de dollars pour ce qui est des modes et des dispositifs d’accès.
5. L’ère de la téléportation est arrivée.
Le jeu Pokémon GO n’est qu’un avant-goût de l’immense vague de bouleversements qui nous attend. L’intelligence artificielle, la réalité augmentée et la réalité virtuelle pourraient dématérialiser nos appareils, réduire considérablement notre besoin de voyager en avion et révolutionner le monde de l’éducation, la médecine, l’argent, etc. À la Singularity University, je me suis assise dans une voiture produite par une imprimante 3D et j’ai assisté à une démonstration d’holoportation. De toute évidence, la fiction de Star Trek n’est plus très loin de la réalité.
4. Une vision à long terme s’impose.
Alors que la tendance générale s’oriente vers les médias, nous devons prévoir dans notre nouveau cadre de travail des façons de favoriser l’accès universel à Internet et la sécurité, ce qui est plus important que jamais. Comme on l’a mentionné à la Singularity University, il nous faut un « projet Manhattan » dédié à la sécurité, mais un tel projet serait ultrasecret. Peut-être en avons-nous déjà un? (Suggestion de lecture : Future Crimes, de Mark Goodman, Singularity University).
3. Voici maintenant la « singularité ».
Ray Kurzweil souligne que les humains n’ont fait l’objet d’aucune mise à niveau depuis 50 000 ans et qu’il serait temps de remédier à la situation. Si nous approchons d’un point charnière dans notre évolution, où l’informatique n’aura d’égal que la puissance du cerveau humain, adaptons notre politique en matière de divertissement le plus tôt possible, pendant que les humains analogiques en ont encore besoin! (Suggestion de lecture : The Singularity).
2. La meilleure façon de prédire l’avenir, c’est de le créer.
Bien que cette phrase semble se passer d’explications, on l’a souvent répétée à la Singularity University. Apparemment, on ne l’entend jamais assez.
1. Il nous faut une politique puissante, mais facile à adapter.
Nous devons nous doter d’une politique qui tiendra la route malgré le changement rapide, voire perturbateur. La question du rôle de la réglementation était jugée si importante à la Singularity University qu’on pouvait lire ceci à l’extérieur du bâtiment: « Quelle forme doit prendre la réglementation en ces temps de progression exponentielle? »
Marc Andreessen, icône de la Silicon Valley, a affirmé que les logiciels sont en train de dévorer le monde. Je suis revenue à la fois choquée et épatée par la nature de ce festin. Il me semble maintenant clair que les médias n’étaient que les hors-d’œuvre, les bouchées ou l’apéritif de la numérisation, peut-être même une étape ennuyante par rapport aux bouleversements à venir dans quelques années. Nous avons à peine entamé le plat principal.
L’industrie 4.0 évolue à un rythme étourdissant, et le Canada n’est pas le seul pays qui devra s’adapter à la nouvelle réalité. Profitons de l’occasion pour jouer un rôle prédominant.
Comme l’a mentionné le premier ministre Justin Trudeau plus tôt cette année au Forum économique mondial, nous pouvons envisager la transformation des médias comme un moyen de mettre à profit notre ingéniosité et de faire du Canada un chef de file mondial sur le plan de l’innovation. C’est le moment pour les médias canadiens de s’épanouir de façon exponentielle.