Knit’s Island: documenter le réel, en mode virtuel

Après avoir tourné un premier film documentaire dans le jeu vidéo Grand Theft Auto (Marlowe Drive, 2017), Ekiem Barbier et son équipe renouvellent l’expérience avec le film Knit's Island (2023), qui se déroule dans le jeu «survivaliste» DayZ. Le cinéaste français a expliqué sa démarche dans le cadre d’une discussion sur «Le documentaire à l'ère numérique», en novembre dernier aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM). 

Ekiem Barbier a commencé à s’intéresser au genre documentaire alors qu’il était étudiant aux Beaux-Arts. «Rapidement, l’idée s’est imposée à moi est que, lorsqu’on écoute un documentaire, il y a un contrat faisant qu’on se persuade que tout ce qu’on voit est réel. Alors que, pour moi, c’est comme une fiction. Je ne vois pas de réelles différences [entre le documentaire et la fiction]. Et donc, je me suis demandé pourquoi nous avons cette chose dans le cerveau qui nous fait croire que ce que nous voyons dans un documentaire est plus réel que dans une fiction.»

Lui et ses collègues réalisateurs Quentin L'helgoualc'h et Guilhem Causse ont poussé le concept à son apogée, en choisissant un lieu de tournage complètement détaché du réel. «Au départ, l’idée était de faire le documentaire le plus irréel possible, dans un lieu où la plupart des gens s’entendent pour dire que ce n’est pas réel», dit-il. Les jeux vidéo en ligne se sont vite imposés. Le trio de réalisateurs a d’abord choisi le monde «réaliste» de Grand Theft Auto, dans un premier documentaire. Cette fois, il s’est tourné vers le jeu en ligne DayZ, campé dans un monde post-apocalyptique.

«Quand vous jouez la partie, vous devez manger, boire, ne pas prendre un coup de froid, ni tomber malade, explique Ekiem Barbier. Il n’y a pas d’histoires. Le but est de survivre. Et il n’y a pas de voitures ni de motos comme dans Grand Theft Auto. C’est possible de marcher des heures sans rencontrer personne, et ça prend deux heures pour aller d’un village à l’autre. Lorsqu’on rencontre une personne, c’est un événement. Et on veut en tirer quelque chose. Donc, je pense que le film porte aussi sur les rencontres.»

Un corps caméra

Après s’être fixé sur DayZ, l’équipe de production s’est créé trois profils de joueurs – deux agissant comme journalistes documentaires et un troisième comme technicien caméraman. «Les images que l’on voit dans le film sont le point de vue de l’avatar du caméraman, qui était notre directeur photo sur le terrain. La caméra est un corps qui respire, mange et peut tomber malade. Lorsque l’avatar respire ou renifle, le cadre bouge», explique le réalisateur. Difficile de ne pas reconnaître la subjectivité intrinsèque du médium documentaire dans un tel contexte.

Pourtant, l’équipe française était obsédée par l’idée de créer un documentaire de facture classique, linéaire. Pour Ekiem Barbier, le choix des plans – et donc, de ce qu’on choisit de montrer ou non - est ce qui définit le cinéma. «Pour moi, le cinéma doit avoir un cadre. D’une certaine manière, la réalité virtuelle [en elle-même] ne sera jamais du cinéma.» L’équipe de production a donc traité le projet comme un vrai documentaire; elle a demandé les autorisations de filmer dans le jeu, de la même façon qu’elle l’aurait fait dans un vrai lieu physique, et elle a demandé le consentement des joueuses et joueurs, même si leur avatar leur conférait l’anonymat.

«Nous avons décidé de faire l’expérience de rencontrer des personnes virtuelles et de faire comme si elles étaient réelles. Et de considérer l’espace virtuel comme un espace réel, explique le cinéaste. De dire, ça fait partie de la réalité, car ça existe quelque part. Même si c’est une fantaisie ou si c’est le produit de l’imagination, c’est très réel. Ça dit quelque chose sur les personnes qui y participent. Si nous avions posé nos questions dans le monde réel, je crois que certaines personnes auraient été trop gênées pour répondre.»

Knits Island - capture d'écran

Le paradoxe des mondes virtuels

Paradoxalement, le documentaire parvient à lever le voile sur un pan de réalité, alors que, finalement, toutes les personnes rencontrées dans le film sont littéralement «hors champs». À un certain moment, une mère doit se déconnecter de la plateforme parce que son bébé pleure dans l’autre pièce. Au début du film, des mercenaires survivalistes expliquent le plaisir qu’ils prennent à capturer, torturer et tuer des gens.

«Être dans une communauté virtuelle a quelque chose de très étrange, constate le cinéaste. On est seul, avec d’autres gens. En étant seul devant l’ordinateur, j’ai l’impression qu’on laisse s’exprimer certaines fantaisies, comme celle d’être violent.» Il note aussi: «Les mondes virtuels ont un immense paradoxe. Ils sont censés nous unir, alors que, d’une certaine manière, c’est le contraire qui se produit. Ça isole la plupart des gens. On pourrait penser que ça va créer un esprit commun, mais c’est l’opposé. Les esprits se rassemblent par petits groupes, dans des réseaux qui se nourrissent des mêmes opinions.» 

S’étudier soi-même

D’une certaine manière, Knit's Island étudie les comportements d’une communauté virtuelle comme pouvaient le faire les anthropologues du début du 20e siècle. Pendant la discussion des RIDM, l’animatrice Samara Grace Chadwick (directrice exécutive de l’institut The Flaherty) a fait un rapprochement entre la démarche du cinéaste français et celle des documentaristes qui ont filmé une communauté inuite dans le film Nanook of the North (1922), il y a plus d’une centaine d’années.

«Peu de choses ont changé entre cette époque et la nôtre, a répondu le cinéaste. Quand j’ai vu ce documentaire [Nanook of the North] pour la première fois, j’ai pensé que le film en disait plus sur les gens qui faisaient le film que sur leur sujet. Et je crois que c’est juste une des bases de l’anthropologie; on pense qu’on étudie quelque chose, mais en fait on s’étudie soi-même.»

E­kiem Barbier semble être lui-même ambivalent sur l’usage des technologies. «Parfois, je me surprends à prendre mon téléphone, mais je ne sais pas pourquoi. C’est partiellement moi qui le fais. Mais j’ai aussi l’impression qu’il y a quelque chose [dans ce geste] que je n’ai pas choisi. Et parfois, je voudrais y échapper. Je me questionne beaucoup à savoir si [notre intérêt pour le virtuel], ça vient de nous ou ça nous est imposé ? Je ne sais pas. Je n’ai pas la réponse.»


Philippe Jean Poirier
Philippe Jean Poirier est un journaliste indépendant couvrant l'actualité numérique. Il explore l'impact quotidien des technologies numériques à travers des textes publiés sur Isarta Infos, La Presse, Les Affaires et FMC Veille.
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