La montée des entrepreneurs de jeux indépendants au Canada

Les développeurs de jeux indépendants peuvent-ils être des entrepreneurs ambitieux sur le plan commercial tout en faisant un travail novateur et utile? « Tout à fait! », répond Jason Della Rocca, cofondateur d’Execution Labs, alors qu’il jette un regard rétrospectif sur l’essor des studios de jeux indépendants au Canada.

Au moment d’écrire ces lignes, je viens d’assister à un moment fort en émotions à la clôture du tout premier congrès de développeurs de jeux à avoir eu lieu à Casablanca, au Maroc. Un développeur a ému aux larmes ses collègues réunis dans la salle quand il a pris la parole pour partager avec enthousiasme sa vision, selon laquelle ils ont le potentiel, collectivement, de créer des jeux susceptibles d’avoir un impact stupéfiant sur le monde d’ici une vingtaine d’années.


Maghreb Game Conference 2016

Il s’agissait là d’une déclaration percutante dans le contexte de la fermeture, quelques mois plus tôt, d’Ubisoft Casablanca, le seul studio important au pays, et compte tenu du fait que la plupart de ces développeurs ne considèrent encore la création de jeux que comme un passe-temps solitaire, et non comme une véritable carrière offrant des avantages financiers.

Ce fut un honneur de participer à ce congrès et de contribuer à l’avancée des créateurs de jeux de cette région. En constatant l’état embryonnaire de l’industrie du jeu au Maroc, on réalise avec d’autant plus de force tout le chemin parcouru par les développeurs canadiens, et en particulier par les développeurs indépendants.

Par exemple, je tombais le jour même, en consultant Twitter, sur un billet de l’entreprise montréalaise Outerminds, qui annonçait que son tout dernier jeu, PewDiePie’s Tuber Simulator, avait été téléchargé près de douze millions de fois en deux semaines et caracolait maintenant en tête du palmarès.

Évidemment, les Canadiens connaissent aussi leur lot de difficultés. La fermeture récente de Roadhouse Interactive – et la perte de plus de cent emplois qui en découle – nous rappelle qu’une concurrence féroce règne dans l’industrie mondiale du jeu vidéo.

Si les développeurs marocains ont de nombreux obstacles à surmonter (par exemple, ils ne peuvent tirer profit des achats intégrés par l’entremise de Google Play en raison de désaccords liés aux paiements), l’esprit entrepreneurial est ce qui leur manque le plus cruellement. On aurait pu dire la même chose des indépendants canadiens jusqu’à il y a quelques années à peine.

J’ai vu ce scénario se répéter partout dans le monde. Les pionniers du secteur sont considérés comme des « puristes » animés entièrement par la passion et le désir de tirer profit du jeu pour s’exprimer et explorer de nouvelles formes d’interactions. J’ai l’habitude de les appeler les « artistes sans le sou », car ils souffrent et sacrifient tout au nom de leur art. Ils inspirent souvent les autres à poursuivre leurs rêves de création, le plus souvent sans attentes ou visées commerciales. Puis, un beau jour – pouf! : l’un d’entre eux remporte « par hasard » du succès et génère des revenus importants. Cette situation change alors les attentes de certains, tout en provoquant un débat : l’artiste prospère peut-il toujours être considéré comme un véritable artiste s’il ne souffre plus?

Cette vision romantique du développeur indépendant a été alimentée par le portrait d’artiste sans le sou typique qui a été fait du développeur canadien Phil Fish dans Indie Game: The Movie. Cette histoire a inspiré de nombreux développeurs indépendants dans le monde, tout en présentant la situation sous l’angle d’une crise d’identité entre l’artiste sans le sou dévoué et son opposé, l’opportuniste cupide. Il existait deux voies distinctes, et il fallait choisir.

Il y a quelques années seulement, j’ai vu moi-même cette crise identitaire faire rage alors que les studios indépendants se développaient au Canada. D’un côté, les cofondateurs étaient animés par la passion de créer et de s’exprimer; de l’autre, il leur fallait faire preuve d’un esprit entrepreneurial et d’un sens des affaires pour réussir.

La réalité, toutefois, ne peut être réduite à une opposition binaire : on peut très bien être un entrepreneur ambitieux sur le plan commercial tout en faisant un travail utile et novateur. Je dirais même qu’il n’y a pas d’autre façon d’obtenir un succès véritable dans le paysage hautement concurrentiel qui caractérise à l’heure actuelle le marché mondial du jeu vidéo.

De nombreux entrepreneurs indépendants se classent dans cette catégorie : de Jonathan Blow (Braid, The Witness) à Jenova Chen (Journey, Flower, Flow), en passant par Rami Ismail (Ridiculous Fishing, Nuclear Throne) et Tim Schaffer (Psychonauts). Il ne s’agit là qu’un échantillon des développeurs remarquables qui accomplissent un travail de visionnaire tout en étant des gens d’affaires avisés.

Je cite souvent Nathan Vella pour illustrer ce qu’est l’exemple parfait de l’entrepreneur indépendant au Canada. Cofondateur de Capybara Games à Toronto, Nathan amène le studio à réaliser un travail extraordinairement créatif (Sword & Sworcery, par exemple, est un vrai chef-d’œuvre visuel, qui se maintient parmi les meilleurs vendeurs dans la catégorie des jeux pour iPad). Homme d’affaires prodigieusement futé, il voit à la prospérité à long terme du studio.

À Vancouver, Jamie Cheng en constitue un autre bon exemple : il réalise un travail créatif intéressant, tout en adoptant une approche résolument axée sur le développement commercial. Le succès qu’a connu Klei Entertainment avec son jeu Don’t Starve témoigne bien de son engagement en tant qu’entrepreneur indépendant.

Si, il y a cinq ans, le plan d’affaires des indépendants canadiens tablait plutôt sur le facteur « hasard » (autrement dit, on crée un produit en espérant avoir un coup de chance), l’approche est désormais beaucoup plus réfléchie et planifiée. Ce changement est particulièrement bienvenu, car il représente un passage obligé pour les entreprises qui souhaitent durer et assurer leur prospérité économique à long terme.

(Soit dit en passant, il existe encore de nombreux exemples d’artistes indépendants qui tirent le diable par la queue, et cela montre bien comment le jeu permet de réaliser les multiples potentialités de l’expression humaine. Cependant, les possibilités qu’ont ces artistes sans le sou d’accéder « par hasard » au succès financier sont extrêmement réduites, et elles s’amenuisent de jour en jour.)

Il est fascinant de voir que le sens des affaires se développe et de constater à quel point l’esprit entrepreneurial se porte bien chez les indépendants canadiens. Les activités et congrès portant sur le volet « affaires » de l’industrie du jeu sont nombreux (par exemple, GameOn Ventures ou Sommet international du jeu de Montréal), et les échanges et partages informels entre intervenants sont courants. Les associations régionales et les espaces de travail collaboratif comme Gamma Space(Toronto) et GamePlay Space (Montréal) jouent un rôle clé en offrant des programmes axés sur la démarche entrepreneuriale.

Cette nécessité est reconnue à l’échelle mondiale par les éditeurs et les exploitants de plateformes. Lors d’une récente visite à GamePlay Space, une équipe de représentants de Steam et de Valve ont répondu qu’il allait de soi qu’il fallait passer du temps à Montréal auprès des formidables studios de jeux indépendants de la ville.

La présence de Guillaume Provost sur scène au salon E3 pendant la conférence de presse annuelle de Microsoft pour Xbox en fournit un autre excellent exemple. We Happy Few, le tout nouveau jeu du développeur, s’est classé parmi les dix jeux qui se démarquent le plus, aux côtés des versions les plus récentes de jeux légendaires comme Zelda et Call of Duty.

Si We Happy Few est effectivement un jeu fascinant qui mérite son heure de gloire, cette consécration n’est en rien le fruit du hasard. Interrogez Guillaume sur le parcours qui l’a mené à participer à cette conférence de presse, et il vous racontera une aventure étonnante : celle de l’élaboration méthodique d’une stratégie de développement commercial et de commercialisation visant précisément à atteindre cet objectif.

À bien des égards, il semble que les développeurs indépendants du Canada aient tout juste pris leur envol et se trouvent maintenant en position de faire un malheur sur les marchés mondiaux. Animé par la passion et un désir d’innover, leur esprit libre leur sera d’une importance capitale. Néanmoins, il ne faut pas sous-estimer le rôle joué par les compétences entrepreneuriales et les décisions mûrement réfléchies entourant la stratégie commerciale.

Les Marocains ne se butent que depuis peu à la question de l’identité et de la raison d’être, une difficulté que les développeurs canadiens ont, par bonheur, déjà réussi à dénouer. Nous avons bon espoir que les Canadiens pourront inspirer les Marocains – et qu’ils pourront se disputer les marchés côte à côte dans un avenir pas trop lointain.


Jason Della Rocca
Jason Della Rocca est un entrepreneur de l’industrie des jeux, un conseiller en matière de financement et un expert des grappes. En sa qualité de cofondateur d’Executions Labs, il a investi précocement dans plus d’une vingtaine de studios de jeux indépendants en Amérique du Nord et en Europe. De 2000 à 2009, il a agi à titre de directeur général de l’International Game Developers Association (IGDA). Jason est un expert de l’industrie des jeux qui est très en demande, et il a été conférencier à des congrès et des universités partout dans le monde.
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