Mettre à jour ou disparaître : comment garder vos œuvres numériques bien en vie

Six conseils pratiques pour assurer une longue vie à vos œuvres numériques.

Nous sommes de plus en plus nombreux à être témoins de la disparition de contenus médiatiques produits pour et sur le Web, comme le souligne le rapport sur les tendances 2018 du Future Today Institute. « Les historiens du futur contempleront-ils notre époque avec émerveillement quant à la quantité de données anthropologiques que nous créions et détruisions simultanément? », se demandent les auteurs du rapport.

Alors que les technologies de l’information et de la communication se renouvellent sans cesse – et parfois à un rythme affolant –, des milliers d’œuvres numériques reposant sur des appareils, des technologies ou des langages de programmation jugés désormais obsolètes disparaissent, et ce, très souvent sans laisser la moindre trace de leur existence.

À titre d’exemple, Flash d’Adobe, considéré il y a dix ans comme le logiciel dominant pour créer du contenu multimédia en ligne, ne sera plus mis à jour à partir de 2021. Adobe justifie sa décision par l’arrivée et la maturation de nouvelles normes comme HTML5, WebGL et WebAssembly.

De la recherche de financement à la promotion d’une œuvre, les défis sont multiples pour les créateurs et producteurs d’œuvres numériques. La préservation à long terme d’une œuvre devient alors très souvent un enjeu secondaire.

Voici donc six conseils pratiques pour assurer une longue vie à votre projet numérique, que ce soit sous sa forme initiale ou au moment d’une itération future.

1. Créer en gardant à l’esprit la préservation de son œuvre

Plusieurs artistes et chercheurs estiment que les créateurs devraient, à l’étape même de la création, se pencher sur la question de la pérennisation de leur œuvre. « La création ne devrait pas être interrompue par la préservation, mais la préservation devrait s’inscrire dans la création », explique l’experte en préservation numérique Nancy McGovern, vice-présidente de la Society of American Archivists.

La réalisatrice et chercheure Sandra Rodriguez illustre la situation en invoquant l’exemple du choix du type de peinture au moment de peindre un tableau. Un peintre peut opter pour de la peinture acrylique dont les couleurs sont très brillantes, mais se détériorent au fil du temps ou encore il peut choisir d’utiliser de la peinture à l’huile qui est moins brillante, mais se préserve beaucoup mieux.

Pour reprendre le message livré par l’artiste africaine Jechumba, il nous faut passer de créer pour aujourd’hui à créer pour l’avenir.

2. Documenter tous les aspects d’une œuvre

Patricia Falcão, qui s’occupe de la préservation d’œuvres médiatiques pour les musées Tate, explique que c’est avant tout la documentation qui rend possible toutes les autres stratégies de préservation – en l’occurrence, l’émulation, la mise à jour et l’archivage.

Pour ce faire, aucun aspect d’une œuvre ne doit être négligé : son contenu évidemment, mais aussi son code, le résultat final et les manipulations nécessaires pour actualiser l’œuvre en question.

C’est une des principales leçons qu’a tirées le réalisateur Vincent Morisset de sa restauration de l’une de ses toutes premières œuvres, la marionnette interactive ZIG. Il s’est aperçu qu’il lui manquait un élément important : l’enregistrement vidéo des mouvements effectués par ses mains lorsqu’elles manipulent la marionnette.

Puisque Morisset connaissait bien son œuvre, il a été capable de la restaurer. Cependant, cette mise à jour aurait été beaucoup plus ardue si elle avait dû être effectuée par quelqu’un d’autre.

Pour faciliter le travail de documentation – et ultimement permettre à une œuvre de survivre –, le collectif américain Rhizome a mis au point un programme qui enregistre une page Web et vos interactions avec celle-ci. Webrecorder vous permet ainsi de créer une copie hors ligne d’une œuvre interactive.

3. Recourir au code source ouvert

Au-delà de la documentation, le réalisateur Brett Gaylor suggère aux créateurs de projets interactifs d’opter pour le « code source ouvert » (open source). Cette pratique non seulement donne un accès universel au contenu et au code source d’une œuvre, mais aussi permet la libre distribution de ceux-ci. En rendant accessibles les « ingrédients » d’un projet, « il devient possible d’assurer la survie de l’œuvre, explique-t-il. « Pas nécessairement sa présentation initiale, mais plutôt l’esprit de l’œuvre. »

4. Avoir des connaissances de base en programmation informatique

Le réalisateur Vincent Morisset ajoute qu’une connaissance, ne serait-ce que rudimentaire, de la programmation informatique peut grandement contribuer à la sauvegarde d’une œuvre. À plusieurs reprises, lorsque l’une de ses œuvres est devenue inaccessible, il a pu modifier le code ou migrer l’œuvre ailleurs, explique-t-il.

5. Bien choisir ses outils et ses technologies

Utiliser les services gratuits d’une jeune pousse pour héberger son contenu peut sembler être une bonne affaire. Toutefois, le réalisateur Brett Gaylor a découvert à ses dépens les risques associés à ce type de partenariat.

Homeless Nation, un de ses tout premiers projets, présentait une série de vidéos hébergées sur la maintenant défunte plateforme Blip.TV. Du jour au lendemain, et sans aucun préavis, la plateforme a fermé – immédiatement après avoir fait faillite – et toutes les vidéos ont disparu…

« Heureusement pour moi, j’avais des amis du côté d’Internet Archive et j’ai pu retrouver les vidéos!”, explique avec soulagement Gaylor.

6. Penser en amont à la question des droits

Enfin, lorsqu’il est question de préservation, il faut inévitablement se pencher sur la question des droits liés à l’utilisation des contenus présentés de même que des contenus et données générés par les utilisateurs.

Comment trouver le juste équilibre entre le respect de la vie privée et la préservation dans le cas d’œuvres comme Bear 71, où l’utilisateur est invité à utiliser sa webcam pour se filmer, ou Do Not Track, où l’utilisateur est invité à partager des données personnelles? S’il n’existe aucune réponse parfaite, la question demeure centrale et se doit d’être posée le plus rapidement possible pendant la création d’un projet numérique.

Préserver une œuvre numérique : des conseils de pro

Voici quelques judicieux conseils prodigués par Sergiu Raul Suciu, qui s’occupe notamment de la préservation des œuvres numériques pour l’Office national du film du Canada (ONF).

Bonnes pratiques du côté « front end » :

  • Choisir des technologies et des services qui sont bien établis dans la communauté et soutenus par de grands joueurs
  • Choisir des formats d’encodage vidéo nativement compatibles avec les fureteurs Web (« browsers ») et les différentes visionneuses en utilisant des librairies standards
  • Limiter les dépendances autant que possible et, lorsque c’est inévitable, télécharger toutes les dépendances pour les intégrer dans l’application

Bonnes pratiques du côté « back end » :

  • Éviter les CMS (content management system) ou les « frameworks » propriétaires où l’on doit payer à chaque fois que l’on veut faire une mise à jour
  • Choisir des langages de programmation et des systèmes d’exploitation dont on va trouver les ressources pour la maintenance et la mise à jour.
  • Prioriser les technologies bien établies aux technologies de pointe
  • Opter pour les œuvres les plus simples, qui sont souvent celles qui seront les plus viables à long terme (plus une œuvre dépend d’autres services et plateformes, plus le risque est élevé)
  • Réutiliser les mêmes technologies éprouvées pour plusieurs projets

Il est tout aussi indispensable de conserver les actifs sources, l’audiovisuel et le code logiciel. Ces actifs doivent faire partie d’une archive vivante et ne doivent pas être stockés sur un disque dur dont on oublie de vérifier l’intégrité des données à intervalles réguliers. Suciu explique que le concept de stocker et oublier n’existe pas dans le monde numérique.

À consulter également : l’excellent article rédigé par Rafael Lozano-Hemmer sur les meilleures pratiques à adopter avant, pendant et après la création d’une œuvre numérique.

 


Les idées et citations fournies dans cet article ont été entendues et recueillies pendant la conférence Mémoire numérique qui s’est tenue en mai 2017 à Montréal. Les différentes séances de cette conférence ont été filmées et les vidéos sont accessibles sur la chaîne YouTube du Centre Phi.


Gaëlle Engelberts
Ancienne journaliste à la télévision de Radio-Canada, Gaëlle Engelberts est la coordinatrice éditoriale de FMC Veille. En parallèle avec son travail de recherche et d’édition au sein de l’équipe de veille stratégique du Fonds des médias du Canada, elle a récemment terminé une maîtrise en communication à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) portant sur les nouvelles formes narratives en journalisme et en documentaire, notamment les webdocumentaires interactifs et les jeux sérieux.
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