Stratégie d’impact: le documentaire, ça change pas le monde, sauf que…
Le documentaire à portée sociale est en train de se réinventer grâce à ce qu’on appelle une «stratégie d’impact». Dans ce type de projet, on réfléchit en amont aux publics que l’on veut rejoindre et au changement spécifique que l’on veut provoquer dans la société.
C’est ce qu’est venue expliquer Toni Bell, responsable des services aux cinéastes de l’International Documentary Association, lors de l’atelier Tout sur les labos internationaux présenté aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM) de novembre 2019.
«Le documentaire d’impact est une tendance émergente aux États-Unis au cours des trois dernières années. Traditionnellement, quand on pense aux publics et à la distribution, l’objectif est de faire voir le film au plus grand nombre de personnes possible. Dans une approche “d’impact”, on essaie plutôt d’être stratégique sur qui devrait voir le film pour produire un changement donné.»
En consultant le guide The Impact Field Guide & Tool Kit conçu par la Doc Society (la référence sur le sujet selon Toni Bell), on comprend mieux la nature du changement envisagé: un documentaire d’impact peut vouloir «changer des mentalités, des comportements, des structures ou bâtir des communautés.»
Apprenez-en davantage sur le documentaire d'impact
Documentary Impact: Social Change through Storytelling, par HotDocs
Charting a Course for Impact Producing in Canada, par la Documentary Organization of Canada
Sur le même site, on trouve une section «Case Studies» donnant la vedette à des films qui se sont démarqués par leur stratégie d’impact. Des documentaires aussi variés que Blackfish, qui a forcé SeaWorld à revoir ses pratiques animalières, et American Promise, qui a amorcé une réflexion sur l’éducation des jeunes afro-américains aux États-Unis.
Trafic, un exemple québécois
Sans être un calque de la méthode américaine, on peut dire que le documentaire Trafic, de la réalisatrice québécoise Catherine Proulx, s’inscrit dans ce mouvement. La productrice du film, Karine Dubois, de Picbois Productions, explique sa vision du documentaire: «Depuis le début de notre collaboration il y a dix ans, Catherine Proulx et moi faisons des projets pour mettre en lumière des réalités méconnues et lutter contre les idées préconçues.»
Dans le cas de Trafic, qui porte sur l’exploitation sexuelle des jeunes filles, l’équipe de production a réfléchi à ses publics cibles très tôt dans le processus de développement. «On savait qu’on voulait s’adresser à des jeunes qui consomment surtout de la fiction, ainsi que des contenus très cinématographiques. On s’est demandé comment on pouvait les accrocher.»
La démo diffusé sur le Web a pris la forme d’une balade nocturne d’un homme anonyme au centre-ville de Montréal, juxtaposée au témoignage audio d’un ancien proxénète racontant comment il séduisait ses proies. L’extrait stylisé a généré plus de 2 200 partages sur Facebook.
https://www.facebook.com/traficdocumentaire/videos/362844281121306/
Par la suite, l’équipe de Trafic a profité de ses différentes plateformes de diffusion (Web, balado, télévision) pour adapter ses contenus en fonction des publics cibles.
«Une de nos personas était l’homme voyeur. Notre objectif, avec lui, c’était de le conscientiser. L’image de la vidéo montrait une danseuse sur un poteau, mais quand on partait la séquence, c’était un témoignage-choc visant à le brasser. Nous voulions aussi rejoindre les parents avertis, par des entrevues avec des intervenants du milieu.»
Karine Dubois mesure aujourd’hui l’impact du film dans la communauté: «On travaille toujours avec les gens de terrain qui peuvent tirer un avantage de notre travail. Dans le cas de Trafic, ce sont les gens des Centres jeunesse qui pourront utiliser nos capsules vidéo dans leurs interventions avec les jeunes. C’est un impact très concret sur le terrain.»
Mentionnons également une invitation parlementaire peu banale: «Nous avons été invités à la Commission sur l’exploitation des mineurs pour partager le fruit de nos recherches. C’est assurément une des réalisations dont je suis la plus fière. C’est la validation que toutes ces années de travail documentaire peuvent avoir un impact réel dans les choix politiques qui auront une incidence toute la société ensuite.»
Des fonds qui contribuent aux changements
Dans l’atelier du RIDM, Toni Bell a mentionné qu’il y avait de plus en plus de fonds dédiés à la stratégie d’impact aux États-Unis. «Ces fonds peuvent défrayer le coût d’un visionnement communautaire ou encore payer le transport d’un protagoniste du film pour une séance de questions devant public.»
Elle a cité en exemple les fonds de développement de Impact Partners et de Fledgling, tous deux principalement dédiés au documentaire d’impact. De plus, on peut trouver des fonds de même nature dans la section «Other Grants Directory» du site de l’IDA, sous le mot-clé «social impact.»
Au Canada, on peut principalement compter sur le financement dédié à la découvrabilité. Karine Dubois cite le Fonds Bell, qui a alimenté la réflexion de la productrice sur les notions de publics cibles et de persona populaires en marketing. «L'enveloppe pour la découvrabilité du Fonds Bell a des exigences qui font réfléchir en ce sens. Peu importe la plateforme, ce sont toujours les mêmes questions qui reviennent: à qui s’adresse notre film? Comment on s’adresse aux publics, et à quels publics?», explique-t-elle.
Karine Dubois y voit une nouvelle façon de penser le documentaire: «Si je disais cela devant un public de marketeurs, les gens seraient morts de rire. C’est comme si nous, en production, on venait de comprendre qu’il fallait penser à notre public cible à la première étape du projet ― que l’on devait se renseigner sur lui et comprendre ce qu’il veut avec des données, et non seulement émettre un message en espérant que ça touche des gens. D’une certaine manière, on est arrivés en 2020 avec ce fonds-là.»
On comprend que la stratégie d'impact fait désormais partie de l’artillerie de Picbois Productions.«C'est une valeur ajoutée à notre expertise de producteurs, conclut Karine Dubois. Particulièrement comme producteurs documentaires. Après tout, c'est notre travail de nous assurer que nos productions aient un maximum d'impact!»