Une génération de voleurs? Discussion sur la volonté des jeunes consommateurs de payer pour du contenu média
Combien de fois avez-vous entendu ceci à une conférence : « Les jeunes d’aujourd’hui refusent de payer pour du contenu médias. Pour eux, c’est impensable. Tout doit être gratuit, tout le temps. » Je ne suis pas d’accord avec ce constat et je vais vous expliquer pourquoi.
D’emblée, permettez-moi de préciser que l’opinion exprimée ci-dessus n’est pas un point de vue isolé. Une recherche rapide dans Google produit des centaines de milliers de résultats. Voici un résultat particulièrement savoureux de 2011 : [traduction] « Vendre du contenu HD à une génération de voleurs qui ne se rendent honnêtement pas compte que voler est un crime ». Et ne c’est pas une simple citation de l’article, c’est en fait le titre de l’article!
Les jeunes refusent de payer le contenu et refusent qu’on leur impose des publicités!
Pour commencer, soulignons que le refus de payer pour du contenu est loin d’être un phénomène unique aux jeunes générations actuelles. Personne n’utilisait les torrents pour télécharger des films dans les années 1950, mais combien de jeunes se sont rendus au ciné-parc cachés dans le coffre arrière de la voiture d’un ami pour éviter de payer l’admission. Le piratage de fichiers MP3 n’existait pas dans les années 1970; pourtant, les cassettes étaient copiées et distribuées par millions d’exemplaires. Nous volions toutes sortes de contenu de propriété intellectuelle lorsque nous étions jeunes – tout comme nos parents avant nous. Arrêtons donc le jeu de pointer les coupables et passons à la question à savoir s’il est vrai que les jeunes d’aujourd’hui refusent de payer pour du contenu ou de regarder des publicités.
La réponse à cette question dépend en bonne mesure du contenu ou des publicités dont il est question!
Confrontation avec la réalité des généralisations
Au sein du groupe des 18 à 34 ans, il y a des personnes qui ne s’abonnent pas autant à la télévision traditionnelle et ne regardent pas autant ce type de télé que la population en général. C’est également vrai pour ce qui est d’écouter la radio ou de payer pour un abonnement à un journal ou magazine imprimé. Cependant, il faut d’abord savoir que les plus jeunes ont TOUJOURS été sous-indexés par rapport à la consommation de tels médias. Les jeunes tendent à être occupés, pauvres et physiquement actifs.
Ensuite, certains des changements que nous observons n’ont rien à voir avec l’évolution des habitudes médiatiques. Par exemple, entre 2001 et 2009, les Américains âgés de 16 à 34 ans ont parcouru 23 % moins de milles en voiture. Le nombre d’Américains dans ce groupe d’âge titulaires d’un permis de conduire a baissé de 80 % à 61 %. Moins de temps passé derrière le volant se traduit par moins d’écoute de la radio. Cela ne veut pas dire que ces jeunes ont une aversion à l’égard des annonces radiophoniques pour autant. C’est simplement qu’ils passent moins de temps en voiture pour diverses raisons qui n’ont rien à voir avec les médias.
Beaucoup plus important, on dénombre des dizaines de millions de jeunes âgés de 16 à 34 ans qui paient pour du contenu médias et écoutent/regardent des publicités. Le nombre de jeunes qui écoutent des annonces radiophoniques, paient pour la télé par câble et s’abonnent à des journaux et magazines imprimés est peut-être en baisse par rapport à ce qu’il était il y a une ou deux décennies, mais la transition est loin d’être terminée. Par exemple, 47 % des Américains âgés de 18 à 29 ans ont consulté des imprimés pour prendre le pouls de l’actualité au cours de la dernière semaine. C’est moins qu’au sein d’autres groupes d’âge, c’est moins que dans le passé et c’est moins de la moitié de la population constituant ce groupe d’âge. Cependant, malgré cette baisse par rapport au passé, nous sommes encore loin du niveau zéro. Une minorité non négligeable de jeunes Britanniques âgés de 16 à 24 ans continuent à lire des journaux pour suivre l’actualité : 36 % selon un sondage mené au Royaume-Uni en 2014.
Payer pour la T, les M et les T!
Je prépare pour Deloitte des prédictions en matière de TMT : technologie, médias et télécommunications. Dans le passé, nous publiions des rapports séparés pour chaque segment, mais nous avons cessé de le faire il y a quelques années et publions aujourd’hui un seul et unique rapport. Les frontières entre ces trois industries sont aujourd’hui entrecroisées à un point tel que nous ne réussissons plus à placer la majorité des prédictions dans une seule catégorie. De même, les consommateurs (incluant les jeunes consommateurs) regroupent toutes leurs dépenses dans une seule et unique enveloppe budgétaire.
Et à quoi ce budget ressemble-t-il aujourd’hui? Aux États-Unis, les dépenses annuelles en téléphonie cellulaire ont atteint 913 $ en 2013, en hausse de 50 % par rapport à 2007. De récentes données canadiennes provenant du CRTC indiquent qu’en 2013, le foyer moyen a dépensé 191 $ par mois sur un panier de services de communications (soit près de 2 300 $ par année). Notre Prédiction Deloitte 2013 en matière de dépenses en électronique grand public a fait valoir l’incroyable croissance des dépenses mondiales en matériel. À l’échelle mondiale, les dépenses en téléviseurs, ordinateurs personnels, téléphones intelligents, tablettes et consoles de jeu[1] ont augmenté de 387 milliards de dollars en 2007 à 768 milliards de dollars (projection) en 2014, soit de 98 % ou près de deux fois plus que l’augmentation des dépenses en téléphonie cellulaire (voir ci-dessus). Au cours de la dernière décennie, les consommateurs (dont les 16 à 30 ans et parfois même leurs parents) ont dépensé des montants sans précédent sur de nouveaux appareils et encore plus pour mettre ces appareils en réseau.
- Il est faux d’affirmer que les jeunes ne dépensent pas sur les TMT. Dans les faits, ils dépensent probablement plus que toute autre génération avant eux.
- S’ils dépensent plus sur du matériel et des services, ils disposent probablement de moins d’argent pour acheter du contenu et sont donc plus enclins à se l’approprier sans payer. Il est possible qu’ils considèrent le contenu traditionnel (journaux, télé, câble) comme moins important et, donc, la volonté de payer pour certains types de contenu est plus faible dans certains segments du marché des jeunes.
Ils refusent de payer selon l’ancien modèle, mais pourraient être prêts à payer en vertu d’un nouveau modèle
Les plus jeunes sont moins susceptibles d’acheter des CD ou des DVD, de payer pour le câble ou d’endurer les annonces à la télévision traditionnelle. Mais cette logique ne semble pas tenir lorsqu’il est question de certains services de musique et de vidéo plus récents.
Télé par contournement : Dans un sondage mené auprès de 1 032 Canadiens par Ipsos en partenariat avec Deloitte en décembre 2013, le groupe des 18 à 34 ans était plus de deux fois plus susceptible de s’abonner à Netflix (ou d’autres services de télé par contournement).[2] La même tendance se dessine aux États-Unis si on se fie à des données d’Alexa : les 18 à 24 ans ainsi que les 24 à 34 ans sont sur-indexés quant à la fréquentation de Netflix.com tandis que tous les autres groupes démographiques y sont sous-indexés.
Salles de cinéma : Bien que certains jeunes téléchargent aujourd’hui des films des torrents et les regardent sur leur ordinateur portable, en règle générale, les jeunes continuent à fréquenter les salles de cinéma et à payer l’admission. Ils sont même plus nombreux à le faire que la population générale! Les 12 à 17 ans représentent 8 % de la population totale des États-Unis, mais ils ont acheté 12 % de tous les billets de cinéma vendus. Quant aux 18 à 24 ans, ils forment 10 % de la population et ont acheté 19 % de tous les billets vendus (une sur-indexation de près de 100 %)! Et ces pourcentages sont stables depuis quatre ans. Entre-temps, les gens dans la cinquantaine – représentant 14 % de la population – n’ont acheté que 9 % de tous les billets de cinéma vendus. Qu’en est-il des affirmations voulant que les gens plus âgés refusent de payer pour du contenu?
Musique : Les plus jeunes ont presque totalement cessé d’acheter de la musique enregistrée sur support physique, mais cela ne signifie pas qu’ils refusent de payer pour la musique. L’Américain moyen dépense environ 105 $ par année sur la musique, mais seulement environ 10 % de ce montant est consacré à l’achat de CD. Quant à la musique en direct, elle représente près de la moitié des dépenses annuelles, soit 48 $ par personne par année. Ici au Canada, les recettes engrangées par les concerts et les festivals de musique ont totalisé 845 millions de dollars en 2013 : c’est une hausse de près de 10 % par rapport à 2010 et 60 % de plus que les ventes COMBINÉES de musique sur supports numériques et physiques[3]!
Après une période au cours de laquelle les concerts de musique en direct ont été dominés par des groupes fétiches des baby-boomers comme Fleetwood Mac et les Eagles, « les concerts et festivals de musique plaisent de plus en plus à la génération du millénaire ». Au total, 31 % des 14 à 30 ans prévoient assister à un concert ou un festival au cours de la prochaine année. En pourcentage de leurs dépenses totales, les ados dépensent près de cinq fois plus que les adultes sur des concerts et des événements.
Le service de musique Spotify propose une version gratuite commanditée par des publicitaires et un version prémium payante sans publicité. Spotify comptait 40 millions d’utilisateurs en date de mai 2014, dont 10 millions de la version payante de son application. Aucune donnée n’existe sur la répartition des versions (payante sans publicité et gratuite avec publicités) par groupe d’âge, mais 40 % des utilisateurs de Spotify sont âgés de 18 à 24 ans et sont prêts à payer le prix en argent ou en attention.
YouTube : Vous pensiez que j’allais vous entretenir sur tout le battage publicitaire entourant YouTube, n’est-ce pas? Les pubs en pre-roll et tout le reste finissent par s’additionner et représentent des sommes considérables. Bien que la donnée n’ait pas été rendue publique, on estime que YouTube a généré des revenus publicitaires bruts de 5,6 milliards de dollars en 2013. Mais je n’irai même pas là…
Avez-vous déjà regardé PewDiePie? Ou DisneyCollectorBR? Le premier gagne 4 millions par année sur YouTube, tandis que le deuxième a été vu à 55 millions de reprises aux États-Unisseulement en juillet…
D’abord, les auditoires de ces émissions sont jeunes, si jeunes en fait que ces émissions n’ont même pas la cote auprès de l’extrémité supérieure du groupe des 16 à 34 ans. Ensuite, alors que certains croient que ce sont des créateurs originaux qui façonnent une nouvelle forme de contes, ils peuvent aussi être considérés comme des publicités de produits, qu’il s’agisse de jeux vidéo ou d’articles de marque Disney.
Formulons cela d’une autre manière. Voici une capture d’écran de la page Tendances YouTube pour les États-Unis en date du 25 octobre.
Pour le groupe d’âge des 18 à 24 ans, la bande-annonce officielle « Avengers: Age of Ultron » de Marvel a été la vidéo la plus regardée dans 149 des 150 marchés mesurés (99,3 %). En revanche, dans 92 % des marchés mesurés, les Américains âgés de 45 à 64 ans ont regardé une vidéo d’une bagarre dans un aéroport de Dallas. Le groupe plus âgé regarde du contenu assorti de peu de publicité, tandis que le groupe plus jeune regarde une publicité d’une durée de deux minutes!
Livrés imprimés : Depuis maintenant environ une décennie, des observateurs de l’industrie prédisent que le livre électronique remplacera le livre imprimé de la même façon que le fichier MP3 a remplacé le CD. Ce serait particulièrement le cas parmi les lecteurs plus jeunes. C’est une perspective inquiétante pour l’industrie du livre : en 2000, 730 millions de CD ont été vendus aux États-Unis; en 2013, ce nombre avait fondu à 165 millions (-77 %).
Mais ce n’est pas ce qui est arrivé dans le cas du livre. Malgré une prolifération du nombre d’appareils compatibles avec la lecture de livres électroniques (pensons aux liseuses et aux tablettes) et l’offre de livres électroniques de divers détaillants en ligne, des données américaines de 2013 indiquent que sur 2,59 milliards d’exemplaires de livres publiés, à peine 513 millions (20 %) étaient des livres électroniques. En termes de revenus, le livre électronique n’a accaparé que 3,04 milliards de dollars (11 %) dans un marché évalué à 27 milliards de dollars.[4] Dans le cas du Canada, certaines données de PwC peuvent s’avérer éclairantes. Dans son rapport Perspectives médiatiques 2014, PwC dresse la liste de tous ses résultats prévisionnels et réels pour 2013 dans divers secteurs du divertissement et des médias. Dans bien des cas, les prévisions ont été trop optimistes : la croissance réelle s’est avérée au moins 10 % inférieure aux prévisions pour l’ensemble des magazines de consommateurs, journaux, publicités télévisées, publicités extérieures et contenus radiophoniques (autrement dit, l’industrie des médias conventionnels). Par contre, PwC a sous-évalué le secteur de la publication de livres destinés aux marchés des consommateurs et milieux éducatifs. Elle avait prévu une croissance de 1,8 % en 2013, alors que la croissance réelle s’est chiffrée à 6,3 % (+250 %).
Ces écarts s’expliqueraient-ils par le fait que les gens plus âgés continuent à lire des imprimés tandis que les plus jeunes ont pris le virage numérique? Pas du tout. En fait, l’attachement au livre imprimé semble plus prononcé parmi les plus jeunes que parmi les moins jeunes. Une enquête menée en 2013 indique que 62 % des 16 à 24 ans ont une préférence pour les livres imprimés (par rapport à leurs versions numériques). Une enquête plus récente, menée en 2014, indique que 73 % des 18 à 29 ans[5] avaient lu au moins un livre imprimé au cours de la dernière année. Ce pourcentage est plus élevé que celui de tout autre groupe d’âge ainsi que de la moyenne de tous les lecteurs plus âgés (68 %).
Dans le cadre d’un autre sondage en 2013, on a demandé aux répondants d’indiquer s’ils étaient en accord ou en désaccord avec l’énoncé suivant : « Pour moi, le livre électronique ne remplacera jamais le livre imprimé. » Le groupe d’âge le plus en accord avec cet énoncé a été celui des 25 à 34 ans (55 %). C’est plus que tous les autres groupes d’âge.[6] Fait intéressant, 60 % des femmes âgées de 16 à 20 ans se sont dites en accord avec cet énoncé (pourcentage parmi les plus élevés, toutes catégories d’âge confondues).
Oui, plusieurs lecteurs plus jeunes refusent de lire des journaux, des magazines ou des bottins téléphoniques. Mais ils achètent des livres imprimés et refusent de s’en procurer les versions électroniques sans les payer. Vous pensez peut-être que ça augure mal pour les éditeurs traditionnels de livres imprimés, mais il n’en est rien.
Conclusions et perspectives
- Les gens – surtout parmi les plus jeunes et les moins nantis – piratent du contenu ou des services depuis toujours.
- En dépit de ce qu’on entend trop souvent, ce ne sont pas tous les jeunes qui refusent de payer pour du contenu traditionnel ou de regarder des publicités.
- Même ceux qui refusent de payer pour la télévision ou des journaux ou de regarder des publicités traditionnelles sont prêts à payer pour se procurer Netflix, des films, des concerts et des livres.
Voici donc le message fondamental que je souhaite transmettre aux acteurs des médias traditionnels : beaucoup de jeunes paient pour du contenu… ils refusent peut-être simplement de payer pour VOTRE contenu. Le cas échéant, pour emprunter une expression de la culture Internet : « Ur doing it wrong».
Et c’est une excellente nouvelle pour les entreprises médias conventionnelles, car la journée où les jeunes refuseront systématiquement de payer pour du contenu ou de regarder des publicités, nous serons tous dans le pétrin.
Par contre, tant qu’il existe des formes de contenu ou des types de publicités que les jeunes sont prêts à payer ou à regarder, il reste de l’espoir. Je ne dis pas que ce sera facile. L’aversion à l’égard des publicités traditionnelles, des journaux ou du câble est relativement élevée dans certains segments du marché des jeunes. Mais ces jeunes ont de l’argent et ils payeront. Je pense donc que les « vieux médias » réussiront à élaborer une stratégie qui plaira à ces jeunes. Les marges bénéficiaires ou les prix risquent de ne pas être les mêmes, mais tout demeure possible.
En complément à ce billet, voyez l'entrevue accordée par Duncan Stewart à la Business News Network.
[1] Ce sont de loin les plus importants marchés de dispositifs matériels.
[2] Ce sondage n’a été rendu public que dans le cadre de la série Prédictions TMT de Deloitte.
[3] Toutes les données canadiennes sont tirées de Perspectives médiatiques 2014 de PwC (disponible sur abonnement seulement).
[4] Ces données proviennent de l’enquête annuelle 2013 de l’Association of American Publishers (rapport disponible sur abonnement seulement). Des données du Royaume-Uni et des Pays-Bas pour la même période peignent un portrait très similaire. Les livres numériques représentent moins de 20 % de tous les livres vendus (par volume) et ce pourcentage est encore plus faible en termes de dollars.
[5] C’est agaçant, mais presque tous les analystes de marché ont recours à divers points de rupture pour définir les groupes démographiques. Le plus courant est 18-34, mais il en existe de nombreux autres.
[6] Enquête privée menée par un éditeur de livres.