Section 1: La conquête des écrans dans la course au profit

Alors que les plateformes de diffusion en continu visent désormais la rentabilité, l’époque où l’argent coulait à flots en production pour attirer les abonnements semble toucher à sa fin. Cette diminution des dépenses de programmation, décrite dans la presse professionnelle comme « la fin de l’âge d’or de la télévision », signale-t-elle un ralentissement de tout l’écosystème? Le couronnement de Netflix dans la « guerre du streaming » signifie-t-il qu’il régnera désormais en roi et maître? Penchons-nous sur les dernières années avant de plonger dans les dynamiques qui transforment notre industrie.

Durant cet « âge d’or » de la télévision, un grand éventail de productions haut de gamme a envahi les écrans. Les publics se sont rués vers les services de diffusion en continu, ont réduit le temps passé devant la télévision linéaire et commencé à se désabonner de la télé câblée (graphique 1.1). La tendance s’est accélérée durant la pandémie.

Netflix mène la course aux abonnements depuis 2019. Au début de la pandémie, le géant a vu sa clientèle augmenter, puis se stabiliser alors que le public a voulu explorer d’autres services. Les inscriptions ont de nouveau culminé en 2021, avant de nettement chuter avec le déclin de la pandémie. En 2022 et 2023, la plateforme de diffusion a vu le nombre de ses abonnements augmenter de nouveau.

Tout au long de cette période, les autres services ont connu un développement semblable; la « guerre du streaming » était déclarée, du moins dans les grands titres de la presse professionnelle. Pour autant, aucune plateforme n’a pu prétendre faire sérieusement de l’ombre à Netflix.

Quant aux diffuseurs traditionnels, se disputant désormais le public avec les services de diffusion en continu, ils ont commencé à se débattre pour retenir les investissements publicitaires, alors même que les revenus découlant des abonnements au câble et à la télévision payante s’amenuisaient.

Avant la pandémie, les dépenses totales des agences en publicité numérique au Canada, déjà en hausse, ont dépassé celles de la télévision linéaire au cours du second trimestre de 2018. Ces dépenses publicitaires à la télévision (linéaire) ont même connu une forte chute durant cette période. Dès lors, les investissements publicitaires en numérique et en télévision linéaire ont continué d’évoluer en parallèle, le numérique s’emparant de la part du lion.

Lorsque la COVID-19 a frappé et que les publics ont massivement migré vers les services de diffusion en continu, une part encore plus importante des budgets publicitaires a suivi (graphique 1.2) ¹. Étonnamment, après avoir connu une chute brutale au début de la pandémie, les dépenses publicitaires totales pour la télévision linéaire ont rebondi et se sont stabilisées à des niveaux proches de ceux d’avant pandémie ². Les dépenses totales des agences en publicité numérique ont suivi une tendance similaire, bien qu’elles aient toujours été en augmentation constante.

Les revenus publicitaires, un rouage de la rentabilité

Parallèlement à ces changements, la vidéo sur demande financée par la publicité (VSDFP) et les options de VSD sur abonnement actuellement offertes par les plateformes de diffusion et les chaînes de diffusion en continu gratuites financées par la publicité (connues sous l’acronyme anglais FAST, pour « free ad-supported tv ») connaissent une croissance notable. Ceci pourrait occasionner de nouvelles perturbations dans le monde de la télé.

Les boîtes de production et la communauté créative négocient avec des acheteurs de deux systèmes : la diffusion traditionnelle et la diffusion en continu, qui font toutes deux face à des défis importants. Bien qu’une forte demande mondiale ait marqué la production audiovisuelle ces dernières années, de récentes modélisations prévoient une stabilisation des dépenses mondiales en contenu audiovisuel (graphique 1.3) ³.

Dans une course accrue à l’auditoire et en période d’inflation et de taux d’intérêt élevés, les actionnaires des géants de la diffusion en continu font pression pour obtenir un retour sur investissement au-delà des seuls chiffres d’abonnements. Le nombre d’abonné·es demeure essentiel au succès des plateformes, mais c’est désormais la rentabilité ⁴ et la monétisation de cet auditoire qui priment.

Des données de The Wall Street Journal révèlent des tendances dans la valeur et le volume des actions des plus gros services de diffusion en continu (graphique 1.4). Alors que l’intérêt du marché juste avant et pendant la pandémie semblait refléter la courbe des abonnements, il semble désormais répondre aux efforts déployés pour maintenir la rentabilité depuis 2022.

L’un des premiers signaux de cette tendance a été la tentative de Netflix de serrer la vis au partage d’identifiants et le lancement, en 2022, d’un forfait à prix réduit avec publicités (offert au Canada depuis 2023 ⁵). Le graphique 1.5 indique combien de personnes étaient rattachées aux comptes Netflix canadiens au cours de l’année 2023. Bien qu’il y ait une augmentation significative des comptes solo, on ne peut confirmer si ces changements relèvent uniquement de la stratégie de Netflix. Il en a tout de même résulté une augmentation des abonnements. En fait, les gains provenant directement des abonné·es sont significativement plus élevés pour Netflix que pour ses concurrents (graphique 1.6).

Prime Video a également introduit la publicité sur son offre d’entrée de gamme : la clientèle canadienne doit maintenant payer un prix plus élevé pour l’éviter. Paramount+ a aussi lancé un forfait de base le 1er avril 2024 ⁶.

D’autres pourraient les imiter en misant sur la préférence des abonné·es pour un tarif moindre avec publicités — un modèle beaucoup plus lucratif.

Retour vers le futur?

Il existe déjà d’autres modèles de distribution numérique financées par la publicité. Les plateformes de diffusion de YouTube en font partie, tout comme Gem de CBC et ICI Tou.tv de Radio-Canada, respectivement lancées en 2018 et 2010. Ces services offrent une option de contenu gratuit avec publicités ou un abonnement sans publicité pour la moitié du prix d’un service international ⁷.

Le nombre de chaînes FAST, qui offrent aux publics des programmations souvent thématiques, a également augmenté dans les dernières années ⁸. Certaines de ces chaînes investissent timidement dans du contenu original, mais la plupart se concentre sur l’acquisition de titres plus anciens. Ces services sont un choix alternatif, mais leur capacité à détourner le public des grands noms de la diffusion en continu ou de la télévision linéaire reste à démontrer.

La vente de publicité représente une nouvelle source de revenus pour les services de vidéo sur demande par abonnement (VSDA), et permet d’offrir un tarif raisonnable aux publics disposant d’un revenu discrétionnaire plus faible en contexte d’inflation. Pour ralentir un peu plus encore le taux de désabonnement et offrir plus d’options à sa clientèle, les plateformes de VSDA pourraient finir par proposer des prix mensuels plus bas pour des abonnements à long terme ⁹.

Pour l’instant, cependant, l’une des principales tactiques utilisées pour attirer et retenir les publics est le groupement de services ¹⁰. Ainsi, Disney propose depuis 2023 le forfait Disney+/Hulu; Apple TV+ et Paramount+ auraient été en discussion en décembre 2023; et le Canada profite depuis janvier 2024 d’un accès groupé à Netflix, Disney+ et Prime Video ¹¹. Et tout récemment, Disney et Warner Bros. Discovery ont annoncé le 8 mai 2024 qu’ils s’associaient pour proposer une offre groupée composée de Disney+, Hulu et Max ¹². En Europe, des chaînes de télé payantes ont conclu certaines ententes avec des services de diffusion en continu, dont Charter, qui inclut Disney+ avec publicités dans son forfait payant, et Telecom Italia qui s’accompagne de Prime Video ¹³.

Les diffuseurs traditionnels connaissent bien le principe d’offres groupées. STACKTV de Corus a été lancé sur Prime Video Channels en 2019, avec 12 réseaux linéaires ¹⁴. Ce sont aujourd’hui 16 chaînes qui sont offertes par l’intermédiaire de Prime Video Channels, Rogers, Bell et Fubo.

En outre, les plateformes de diffusion en ligne tentent de proposer plus de « rendez-vous » pour attirer l’attention du public, avec des événements diffusés en direct et des lancements d’épisodes espacés ¹⁵. L’investissement dans des titres phares fait aussi partie de la stratégie. À titre d’exemple, Netflix a lancé Sexe à New York (v.f. de Sex and the City) en avril 2024, et d’autres séries populaires, dont Six pieds sous terre (v.f. de Six Feet Under) et True Blood, arriveront plus tard cette année ¹⁶.

Entre les abonnements financés par la publicité, les offres groupées, les rendez-vous de visionnement, sans oublier les chaînes FAST en arrière-plan, l’écosystème des plateformes numériques commence à ressembler de plus en plus à la télévision traditionnelle.

Une restructuration du secteur qui signale un recul des investissements

En plus d’augmenter leurs revenus grâce à la publicité, les plateformes de diffusion et les diffuseurs traditionnels s’activent à réduire leurs coûts et prises de risques. La tentation d’annuler des émissions et de commander des saisons plus courtes se fait plus présente ¹⁷. Alors que les plateformes en ligne adoptaient autrefois une approche cloisonnée, contrôlant la production du développement à la distribution, elles semblent désormais plus ouvertes aux accords de licence partagés et aux fenêtres de diffusion ¹⁸.

Les récentes grèves aux États-Unis ont également exercé une pression sur les plateformes, en causant un arrêt de production de six mois, laquelle ne reprend que lentement ¹⁹. Ces grèves ont débouché sur de nouveaux accords sur la rémunération et les droits résiduels qui viendront peser sur des coûts de production en hausse et pourraient influencer d’autres négociations syndicales.

L’inflation et le passage à la rentabilité ont également provoqué des licenciements et des restructurations dans l’ensemble du secteur audiovisuel ²⁰. En 2022, Netflix a supprimé plus de 300 emplois à la suite d’une baisse des abonnements ²¹. L’année suivante, Amazon a procédé à des licenciements dans sa division de jeux et au sein de Twitch ²². Et Disney a entrepris une restructuration ²³ pour se concentrer sur les rôles décisionnels créatifs.

Quant aux diffuseurs traditionnels, comme Bell Media ²⁴ ou Québécor ²⁵, ils ont procédé à des licenciements massifs, à l’instar d’entreprises technologiques telles que Microsoft, Meta et Qualcomm ²⁶.

Cette dynamique vers la rentabilité pourrait également occasionner des consolidations d’entreprises ²⁷. Fin 2023, les discussions de fusion entre Warner Bros. Discovery et Paramount ont agité l’écosystème (les pourparlers ont pris fin après plusieurs mois) ²⁸. Et l’on s’attend à ce que les entreprises de télécommunications, expertes en concentration et offres groupées, investissent aussi l’espace de la distribution numérique ²⁹. Telus, initialement axée sur le marché sans fil, offre désormais un bouquet de services ³⁰. Même des entreprises évoluant dans des secteurs éloignés proposent désormais des abonnements à plusieurs services pour attirer et fidéliser la clientèle. Le géant français de l’alimentation Carrefour a ainsi lancé un programme d’abonnement qui comprend des rabais en magasin et un abonnement Netflix ³¹.

Qui remportera le salon?

Bien qu’Apple et Amazon soient actifs dans le domaine de la diffusion en continu et aient les poches assez garnies pour racheter leurs concurrents, c’est YouTube qui se retrouve au coude à coude avec Netflix dans tous les groupes d’âge au Canada, d’après les données de Global Web Index (GWI, Q4 2023).

Sept ans après ses débuts, YouTube TV compte plus de huit millions d’abonné·es, ce qui le place parmi les plus grands noms de la télé payante aux États-Unis, alors que d’autres distributeurs, comme Charter, Comcast, et Direct TV, perdent du terrain ³². YouTube s’est aussi lancé dans le marché de l’agrégation, en proposant une offre groupée de services de diffusion en continu via YouTube Primetime Channels. Actuellement disponible aux États-Unis, en Allemagne et au Royaume-Uni ³³, la jeune marque prend la forme d’une option payante à YouTube TV.

YouTube s’aventure même dans le sport avec NFL Sunday Ticket, résultat d’une entente de sept ans pour 14 G$ US, accessible aux non-abonné·es à YouTube TV. Dans une récente entrevue avec Deadline, le président et chef de la direction, Neal Mohan, a confirmé que l’expansion de l’entreprise passait par « l’optimisation du contenu destiné au salon » ³⁴. (Vous pouvez en apprendre davantage sur les stratégies d’expansion des plateformes de contenu généré par l’utilisateur·trice dans le premier numéro de Perspectives.)

Le champion de la vidéo en ligne est loin d’être seul dans la course aux droits sportifs. Prime Video a conclu une entente sur plusieurs années avec Direct TV afin de s’emparer de la diffusion en direct de Thursday Night Football ³⁵. Max, de Warner Bros. Discovery et Peacock, de NBCUniversal, proposent aussi des événements sportifs en direct ³⁶. Quant à Netflix, il progresse rapidement pour bonifier sa programmation sportive, qui comprend La Coupe Netflix, un championnat de golf en direct prévu en septembre 2024 auquel participeront des athlètes du circuit PGA et des pilotes de sa série documentaire sur la Formule 1 ³⁷. Dès 2025, Netflix offrira aussi WWE Raw grâce à une entente de 10 ans pour 5 G$ US ³⁸.

La stratégie de Netflix pour conquérir le salon consiste également à offrir du contenu animé pour tous les âges ³⁹. Pour ce faire, le géant propose des œuvres comme Gabby et la maison magique et les populaires franchises Dr. Seuss et Hot Wheels. Il investit aussi dans l’anime japonais et noue des partenariats avec des studios de jeux vidéo dont Ubisoft, Capcom et Riot, ou des éditeurs comme Sega. En outre, les adaptations de jeux vidéo, comme Castlevania, Arcane, Cyberpunk : Edgerunners et Sonic Prime ayant connu un certain succès, le géant continue de bâtir une offre de jeux, en y incluant des aventures dont vous êtes le héros.

Si le contenu reste roi, les impératifs du marché et l’évolution de la technologie transforment les modèles d’entreprise. On a l’impression d’assister à une sorte de retour vers le futur à mesure que les diffuseurs et les géants technologiques incorporent des publicités et des frais d’abonnement dans leur modèle d’affaires « direct-to-consumer », c’est-à-dire en relation directe avec l’auditoire. Les diffuseurs canadiens, qui ont évolué dans un système réglementé fondé sur un modèle d’affaires moins direct, ont eu du mal à s’adapter. Avec le travail actuel du CRTC entamé à la suite de l’adoption de la loi sur la diffusion continue en ligne, et dont les résultats sont très attendus par l’industrie, l’adoption d’une approche modernisée reconnaissant tous les joueur·euses qui distribuent du contenu audiovisuel (en ligne ou en radiodiffusion) offrira un cadre pour les investissements dans le contenu canadien. Quel que soit le cadre réglementaire qui émergera, dans le marché numérique actuel s’adressant directement aux consommateur·trices, le comportement du public joue un rôle encore plus central dans le succès des modèles d’affaires, pour les producteur·trices autant que pour les diffuseurs et les grandes entreprises technologiques.