Perspectives - L’audience comme monnaie d’échange (Printemps 2025)

Section 3 : Retour vers le futur : stratégies transmédias pour le jeune public

Par: Corinne Darche (Analyste, Prospective et innovation)
(Fonds des médias du Canada)

Les numéros précédents du Rapport sur les tendances du FMC du FMC comprenaient des sections consacrées au transmédia. Ce terme désigne une narration qui n’est pas liée à un seul support ; les histoires sont plutôt construites sur l’interaction entre les plateformes traditionnelles, généralement de diffusion, et les plateformes numériques. Dans les années 2010, certains projets transmédias ont été créés de manière organique, tandis que d’autres sont nés d’exigences de financement. Par exemple, un producteur peut avoir créé un site web en tant que contenu supplémentaire à son émission de télévision, étendant ainsi sa propriété intellectuelle à l’espace numérique.

Mais même si le terme « transmédia » est désormais démodé, ces plateformes numériques autrefois novatrices sont devenues des acteurs établis dans le paysage médiatique. Cela a entraîné des changements dans la manière dont la propriété intellectuelle et le contenu se propagent d’une plateforme à l’autre. Aujourd’hui, raconter une histoire et partager la propriété intellectuelle sur différentes plateformes n’est pas une tendance, c’est peut-être une attente, ouvrant la porte à de nouveaux canaux de création de propriété intellectuelle basés sur l’engagement avéré de l’audience plutôt que sur des connexions forcées (comme nous l’avons vu dans les sections précédentes).

Pour comprendre comment le transmédia a préparé le terrain pour le paysage médiatique actuel, nous pouvons nous intéresser aux contenus pour les enfants et les jeunes, créés spécifiquement pour des publics qui baignent dans le monde numérique depuis leur naissance. Observer comment ces publics interagissent avec les contenus sur différentes plateformes peut nous aider à comprendre comment les audiences de demain pourraient s’impliquer dans la narration.

Quels contenus les enfants et les adolescents regardent-ils aujourd’hui, et comment ?

Cette question semble être au cœur des préoccupations de tous les acteurs de l’industrie, car la migration des jeunes publics de la télévision traditionnelle (par exemple, la télévision par câble, la télévision par satellite) vers d’autres plateformes a été largement documentée. Les données de 2024 de l’Observateur des technologies médias (OTM) révèlent que 21 % des jeunes Canadiennes et Canadiens âgés de 2 à 17 ans ne regardent pas du tout la télévision traditionnelle.1 Pourtant, la télévision traditionnelle a une certaine présence dans leur vie. L’Observateur des technologies médias (OTM) rapporte que 60 % des jeunes anglophones de moins de 17 ans et 62 % de leurs homologues francophones regardent encore la télévision traditionnelle au moins une fois par semaine. Cependant, si l’on compare ces données sur les cinq dernières années, on constate que ces habitudes de visionnage sont nettement inférieures à ce qu’elles étaient en 2019. La tendance est claire : la consommation de télévision traditionnelle est en baisse chez les jeunes publics.

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Alors, comment ces publics se divertissent-ils ? Ils se tournent vers les plateformes numériques et d’autres formes de contenu. L’OTM rapporte que 79 % des enfants canadiens jouent à des jeux vidéo au moins une fois par mois. De plus, 28 % des jeunes anglophones et 18 % des jeunes francophones ont déclaré jouer à des jeux vidéo presque tous les jours. YouTube attire également un public jeune, avec 41 % des enfants et des adolescents canadiens qui le consultent quotidiennement. Bien que les jeunes Canadiennes et Canadiens soient encore attachés aux médias traditionnels, ils recherchent plus que jamais des divertissements et des histoires sur les plateformes numériques. Et contrairement aux générations précédentes, ils le font depuis toujours.

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Le numérique n’est pas seulement une affaire de contenu, c’est aussi une affaire de communauté

Les histoires et le contenu ne sont pas les seuls éléments qui attirent les enfants et les adolescents vers les plateformes numériques. Il est tout aussi important de prendre en compte l’attrait de leurs communautés en ligne. Il y a quelques années, la pandémie de COVID-19 et les restrictions de confinement ont empêché les jeunes d’avoir des interactions en face à face avec leurs pairs à un moment crucial de leur développement social. Bien que certains enfants et adolescents fassent déjà partie de communautés en ligne, les circonstances les ont contraints à se tourner davantage vers les plateformes numériques pour socialiser, et ils y sont restés.

Un grand nombre de ces communautés virtuelles ont été créées dans le cadre de jeux vidéo en ligne, ce qui montre un croisement entre le divertissement et l’interaction sociale. Une enquête du Pew Research Center a révélé que 72 % des adolescents qui jouent à des jeux vidéo le font pour passer du temps avec d’autres personnes. Leurs amitiés en ligne ne se limitent pas non plus à leurs amis dans la vie réelle, 47 % d’entre eux déclarant avoir noué au moins une amitié en ligne grâce aux jeux vidéo.2 Les liens sociaux tissés pendant la pandémie semblent perdurer, ce qui laisse penser que les relations virtuelles feront partie intégrante de la vie sociale des jeunes au fur et à mesure qu’ils grandiront.

Ainsi, si les espaces numériques ont des effets négatifs — trop de temps passé devant les écrans et des normes de modération inégales d’une plateforme à l’autre— ils présentent également des avantages considérables. Les recherches montrent que les environnements numériques donnent aux enfants la possibilité d’expérimenter, que ce soit en personnalisant leur avatar ou en collaborant avec d’autres utilisateurs.3 La propriété intellectuelle et la narration dans ces espaces ont également un impact profond sur les enfants. 71 % d’entre eux recréent ensuite les expériences de leurs jeux vidéo dans leurs propres jeux dans le monde réel.4

Pour le meilleur ou pour le pire, la vie numérique et la vie réelle des enfants se chevauchent constamment. Les divertissements et les communautés n’existent plus uniquement dans l’un ou l’autre, et il est clair que cette génération apprécie les contenus qui font les deux. Ainsi, la version moderne de la narration transmédia exploite les possibilités d’engagement et de connexion, car les histoires s’étendent à différents supports.

La narration pour les enfants et les jeunes n’est pas limitée par le support

Parmi les sujets transmédias abordés dans le Rapport sur les tendances du FMC, citons l’émergence de nouvelles plateformes numériques, de Netflix à Twitch, les nouveaux genres créés par ces plateformes et les possibilités de croisement. Dix ans plus tard, l’idée qu’une émission de télévision soit présente sur YouTube ou qu’un jeu vidéo soit adapté au cinéma n’a rien de révolutionnaire. Cependant, lorsqu’il s’agit de raconter des histoires aux enfants et aux jeunes, ces croisements constituent une stratégie cruciale pour attirer leur audience cible et potentiellement l’élargir. La propriété intellectuelle doit être malléable et se présenter sous plusieurs formes, ce qui a donné naissance à une stratégie alternative de développement de la propriété intellectuelle.

Les plateformes de contenu généré par les utilisateurs (UGC) sont un exemple de ce type de propriété intellectuelle mutable. Les créatrices et les créateurs numériques présents sur ces plateformes ont perfectionné l’art d’adapter le contenu à plusieurs audiences. Après tout, l’économie des créateurs récompense ceux qui sont présents sur différentes plateformes et qui peuvent interagir avec leur public où qu’il se trouve à un moment donné. En outre, les créateurs numériques sont particulièrement populaires auprès des audiences jeunes, car ils favorisent spécifiquement un sentiment de communauté avec leur public. De cette façon, ils peuvent étendre leur propriété intellectuelle sous différentes formes et, par extension, à différents médias.

Ryan Kaji de Ryan’s World en est un exemple clé. Ce qui a commencé comme une chaîne YouTube où Ryan, quatre ans, faisait des critiques de jouets pour enfants, a évolué pour devenir une plus grande société de production de contenus pour enfants et adolescents, allant de l’animation aux vidéos éducatives. En août 2024, la chaîne populaire a franchi une étape importante en transposant la propriété intellectuelle au format long métrage.5 Si son audience en ligne massive, qui compte plus de 38 millions d’abonnés au moment de la rédaction de cet article, a fait de Ryan’s World une propriété intellectuelle prometteuse, cela ne s’est pas traduit par un succès au box-office. Néanmoins, cela ne discrédite pas complètement le modèle, car le succès de Ryan’s World pourrait être plus étroitement lié aux habitudes de consommation de son audience principale. Il sera important de voir comment ce film se comporte en streaming à domicile, dans un format peut-être plus familier à ses fans.

Néanmoins, ce circuit, qui passe des contenus générés par les utilisatrices et les utilisateurs aux contenus audiovisuels plus traditionnels, connaît quelques succès en matière de propriété intellectuelle pour les enfants et les jeunes utilisant des plateformes en dehors de la sphère des réseaux sociaux. La plateforme de jeux en ligne Roblox a attiré un large public jeune, 48 % des enfants canadiens âgés de 7 à 11 ans y jouant au moins une fois par mois.6 Les médias traditionnels ont profité de la popularité de Roblox pour faire découvrir aux joueuses et aux joueurs leur propriété intellectuelle adaptée aux enfants à travers des jeux et des expériences dédiés, comme l’expérience Wonder Chase de la BBC.7 Elle pourrait également être utilisée pour susciter l’intérêt pour une propriété intellectuelle plus établie, comme The Amazing World of Gumball Roblox Game de Warner Bros. Discovery.8

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Cependant, Roblox a évolué au-delà d’un outil de marketing pour les propriétés intellectuelles existantes destinées aux enfants. La plateforme est également devenue un pôle de développement, où les créatifs peuvent se constituer un public avant de diffuser l’histoire sur différents supports. Piñata Smashlings, créé par le studio de divertissement Toikido, spécialisé dans les jouets, a commencé comme un jeu Roblox et a rapidement gagné en popularité auprès des enfants de 6 à 9 ans. La société d’animation canadienne Nelvana a vu son potentiel et a créé une série de courts métrages basés sur Piñata Smashlings pour sa chaîne YouTube. Début 2024, le studio a donné son feu vert à une série télévisée d’animation.9

En théorie, ce processus de développement est similaire à celui de Ryan’s World. Cependant, Piñata Smashlings a fait un pas intermédiaire pour tester le terrain auprès de son public avant de se lancer dans une adaptation télévisée. Ce processus donne la priorité au public et à ses désirs, ce qui, comme nous l’avons vu dans les sections précédentes, est crucial pour le succès de l’expansion des propriétés intellectuelles dans le monde actuel.

Le terme transmédia est encore lié à sa définition des années 2010. Néanmoins, l’idée centrale a évolué pour devenir un élément essentiel du paysage médiatique moderne. En ce qui concerne les contenus destinés aux enfants et aux jeunes, les interactions multiplateformes sont la nature même de la façon dont les jeunes publics consomment les contenus. Les plateformes modernes offrent un nouveau circuit construit à partir de ces interactions et opportunités d’engagement pour développer la propriété intellectuelle et le développement de l’audience avant de s’étendre aux formes de médias traditionnelles. Bien qu’elle n’en soit qu’à ses débuts, cette stratégie propose un processus plus organique que de supposer l’intérêt d’une audience pour un site web ou un jeu vidéo en complément. En s’appuyant sur la façon dont les jeunes audiences interagissent aujourd’hui avec le contenu, la stratégie devrait continuer à séduire les audiences futures à mesure que chaque génération s’immerge davantage dans le numérique que la précédente.

NOTES

  1. L’Observateur des technologies medias, OTM Junior, les jeunes canadiens de 2 à 17 ans.
  2. Gottfried, Jeffrey, and Olivia Sidoti. “Teens and Video Games Today.” Pew Research Center, le 9 mai 2024. www.pewresearch.org/internet/2024/05/09/teens-and-video-games-today/.
  3. Wiederhold, Brenda K., “Kids Will Find a Way: The Benefits of Social Video Games.” Cyberpsychology, Behaviour, and Social Networking, le 9 avril 2021. https://www.liebertpub.com/doi/10.1089/cyber.2021.29211.editorial.
  4. Watson, Cole. “REPORT: 71% of kids take their digital adventures into the real world.” Kidscreen, le 4 octobre 2024. https://kidscreen.com/2024/10/04/report-71-of-kids-take-their-digital-adventures-into-the-real-world/.
  5. Rankin, Seija. “He’s Got 83 Billion Views, But Can 12-Year-Old Ryan Kaji Open a Movie?” The Hollywood Reporter, le 15 août 2024. https://www.hollywoodreporter.com/business/digital/ryans-world-youtube-success-movie-1235973202/.
  1. L’Observateur des technologies medias, OTM Junior, les jeunes canadiens de 2 à 17 ans.
  2. “BBC launches new Wonder Chase experience on Roblox.” BBC, le 5 avril 2024. https://www.bbc.co.uk/mediacentre/2024/bbc-wonder-chase-launches-on-roblox.
  3. Tuchow, Ryan. “Warner Bros. Discovery bets on Roblox with new games.” Kidscreen, le 15 avril 2024. https://kidscreen.com/2024/04/15/warner-bros-discovery-bets-on-roblox-with-new-games/.
  4. Milligan, Mercedes. “‘Piñata Smashlings’ Gets Greenlight for 2D Series from Nelvana & Toikido.” Animation Magazine, le 12 janvier 2024. https://www.animationmagazine.net/2024/01/pinata-smashlings-gets-greenlight-for-2d-series-from-nelvana-toikido/.