Un été sous le signe des pancartes
Quelles sont les répercussions des activités de revendications professionnelles de la guilde américaine des scénaristes (WGA) et du syndicat des acteur·trices (SAG-AFTRA) sur le Canada?
Plusieurs leaders de syndicats, analystes et travailleur·euses du milieu cinématographique et télévisuel au Canada suivent de près le conflit de travail de leurs collègues de Hollywood. Même s’il ne s’agit pas de leur grève, les effets se font ressentir jusque sur les marchés d’ici.
D’après John Lewis, vice-président international et directeur des affaires canadiennes de l’International Alliance of Theatrical Stage Employees, Moving Picture Technicians, Artists and Allied Crafts of the United States, Its Territories and Canada (IATSE), les conséquences diffèrent d’un milieu de production à l’autre. Son syndicat, qui se surnomme «l’union derrière le divertissement», représente 36 000 membres au pays.
Alors que le secteur de la Colombie-Britannique, principalement une industrie de services, a été «très durement touché, très rapidement», les marchés de l’Ontario et du Manitoba se portaient bien jusqu’à récemment, affirme-t-il. Quant au Québec, il s’est stabilisé grâce à sa propre industrie locale. «Mais à présent, nous sommes plutôt bloqués dans toutes les régions», ajoute-t-il.
Si M. Lewis ne peut estimer le montant des retombées, il mentionne que 40 émissions devraient être en production en Colombie-Britannique, «et il n’y a aucun tournage en cours. Cela vous donne une idée.»
Mais d’après lui, il suffit de prendre un pas de recul pour comprendre. «Il n’est pas étonnant de voir ce genre de perturbations, si l’on se penche sur les quelques dernières années et les incroyables changements dans l’industrie.» Des plateformes de visionnement aux modèles de distribution, sans oublier la pandémie, la hausse sans précédent du coût de la vie et l’intelligence artificielle (IA), tout cela a grandement influencé «les attentes et ce que les gens sont prêts à accepter dans des négociations collectives, observe M. Lewis. Et pas seulement dans l’industrie [cinématographique]: on voit cela partout.»
La grève de Hollywood en bref La guilde américaine des scénaristes (Writers Guild of America, ou WGA) a mis en œuvre un mandat de grève le 2 mai 2023. La guilde des acteur·trices (Screen Actors’ Guild–American Federation of Television and Radio Artists, ou SAG-AFTRA) s’est jointe au mouvement le 14 juillet, interrompant toute production dans l’industrie du divertissement. S’opposant à l’alliance des producteur·trices (Alliance of Motion Picture and Television Producers, ou AMPTP, qui représente de grands studios et plateformes de diffusion en continu tels qu’Amazon, Apple, Disney, Netflix, NBCUniversal, Paramount, Sony et Warner Bros. Discovery), les membres de SAG-AFTRA-WAG protestent contre les bas salaires et droits de suite, ainsi que contre l’utilisation d’outils générateurs d’IA dans les divers aspects de la production. |
Entre-temps, les 28 000 membres de l’alliance canadienne des artistes du cinéma, de la télévision et de la radio (ACTRA) font face à une double épreuve: en plus des répercussions locales des grèves américaines, les membres sont en lockout contre l’institut des agences publicitaires canadiennes (ICA depuis avril 2022.
«Les publicités sont très importantes dans notre industrie», affirme la présidente nationale de l’ACTRA, Eleanor Noble. Elles permettent de soutenir les acteur·trices entre deux contrats de télévision ou de cinéma. Alors que le syndicat cherche principalement à mettre un terme au lockout de la publicité (qui est actuellement entendu par la Commission des relations de travail de l’Ontario), Mme Noble confirme que l’ACTRA surveille de près ce qui se passe au sud de la frontière.
«Il n’y a aucun syndicat qui prend une grève à la légère, mais ces enjeux sont vraiment importants, soutient-elle. Nous sommes solidaires à 100 % avec la SAG-AFTRA et la WAG. Leurs problèmes sont nos problèmes ; leur bataille est notre bataille… mais notre entente collective arrive en 2024.»
L’ACTRA espère que l’AMPTP revienne à la table des négociations pour conclure «une entente équitable et respectueuse». Si le conflit se poursuit, Mme Noble craint des conséquences plus graves sur les marchés télévisuel et cinématographique canadiens, qui auront des répercussions non seulement sur les acteur·trices, mais sur les réalisateur·trices, toute la main-d’œuvre de tournage, les services traiteur, les hôtels et des municipalités entières qui desservent les productions américaines.
La présidente aimerait donc voir plus de financement et de mesures de soutien du contenu canadien, pour venir en aide aux talents présentement à l’arrêt, pour «nous positionner sur un marché mondial, bâtir un star-système » et proposer «des mesures incitatives pour rester ici».
« Nous ne sommes pas en grève. Les productions canadiennes peuvent encore être tournées, explique-t-elle. Mais nous avons besoin de ce financement. »
L’Association cinématographique du Canada estime le marché de la production étrangère à 7,58 milliards de dollars (2021). |
Pour un contrat moderne
Les SAG-AFTRA-WGA demandent à l’AMPTP de négocier un «contrat moderne qui couvre les enjeux modernes». L’IA générative, les compensations pour les droits résiduels et les longues heures de travail font partie de leurs principales préoccupations.
En ce qui concerne l’IA, sans doute le sujet le plus brûlant des grèves américaines, la question préoccupe aussi l’ACTRA. Eleanor Noble rapporte que des membres de l’association se sont déjà fait demander d’être scanné·es, ou pire, ont découvert que leur image ou d’autres éléments étaient déjà utilisés sans leur consentement.
«Au final, c’est simplement immoral et malhonnête de penser que des producteurs puissent prendre notre image, notre voix, notre visage ou quelque chose de ressemblant, et les utiliser et les manipuler comme ils veulent. En tant qu’acteurs et actrices, c’est avec cela qu’on gagne notre vie.»
«Nous avons besoin de contrôle, nous avons besoin de donner notre consentement, et nous avons besoin de rémunération», martèle la présidente.
Pour sa part, l’IATSE a mandaté un groupe d’expert·es pour se pencher sur l’IA, afin de cesser de faire «des suppositions» et examiner les impacts de cette technologie sur la postproduction, l’animation et le design.
«Le syndicat cherche à comprendre comment réduire au minimum les impacts sur l’emploi et comment humaniser l’introduction de l’IA, explique John Lewis. Mais pour y arriver, nous devons nous éduquer sur le sujet.»
En ce qui a trait à la rémunération, «la structure fondamentale ne s’applique plus dans un monde de diffusion en continu», fait-il valoir.
«En tant qu’industrie, nous devons réfléchir à ces questions: quel sera le nouveau modèle? Comment allons-nous déterminer la formule lorsqu’il n’y a pas de marché secondaire ou tertiaire? Car on ne peut pas simplement retirer de l’argent du système.»
M. Lewis mentionne aussi qu’une nouvelle génération de travailleur·euses pense davantage à «ses choix et à l’équilibre travail-vie personnelle», et réclame l’interdiction claire des longues heures de travail, ainsi que des pénalités associées.
Malgré des dizaines d’années d’expérience de médiation et d’arbitrage en tant qu’ancien vice-président de la Commission des relations de travail de l’Ontario, M. Lewis est incapable de prédire le dénouement de la grève hollywoodienne. «Les négociations ne sont jamais faciles, mais je n’ai jamais vu un environnement aussi hostile», commente-t-il.
« Quand on commence des négociations, on sait habituellement quelles sont les attentes de nos membres, il y a certains scénarios de règlement récurrents, ce genre de choses. En ce moment, rien de cela ne tient. »
M. Lewis constate un climat de «lendemain de veille post-COVID» qui imprègne l’industrie du film et de la télévision. «Il y a dans la société un certain sentiment quant à la malhonnêteté perçue des entreprises, et en ce moment, les gens sont vraiment mécontents», affirme-t-il.
«Je n’ai jamais vu ça de toute ma carrière.»
L’autre élément intéressant de tout cela, ajoute-t-il, est le degré d’organisation des syndicats. «C’est fou comme on s’organise. De plus en plus de travailleuses et de travailleurs se tournent vers les syndicats pour trouver des solutions à leur insatisfaction au travail.»
Une ère de négociations collectives
Professeur de communications à l’Université Concordia et auteur de American Blockbuster: Movies Technology, and Wonder (2020), Charles R. Acland suit avec fascination le conflit de travail américain depuis le printemps.
«Il est intéressant qu’une grève aux États-Unis reçoive autant d’attention publique et populaire, observe-t-il. C’est devenu une plateforme collective pour réfléchir aux questions liées au travail, que chacun transpose à sa propre situation… C’est un véhicule de discussion et de débat sur ce que signifie d’être un travailleur.»
Pour le professeur Acland, un contrat moderne et réussi inclurait les questions qui inquiètent grandement les travailleur·euses de la culture: comment gagner sa vie? Quelle part de la production leur revient? Et comment cette propriété sera-t-elle reconnue dans l’immédiat et à l’avenir?
«Mais une chose que nous avons appris cet été, c’est l’importance des syndicats, des négociations collectives et des guildes, remarque-t-il. Il y a une résurgence après de nombreuses années de déclin de l’adhésion syndicale.»
«Les gens recommencent à comprendre que le fait d’être en forte position syndicale permet d’aborder les contrats individuels avec un peu plus de poids et en meilleure posture.»
En date du 28 août, les leaders de la SAG-AFTRA affirmaient être prêt·es à reprendre les négociations et attendre que l’AMPTP fasse de même, mais après 46 jours de grève, le groupe était toujours sans nouvelles de la partie patronale.