Appel aux passionnés : la formation intensive en programmation sert-elle aux créateurs?

Coup d’œil sur la formule populaire pour apprendre à coder : les formations intensives en programmation (coding bootcamps). Les créatifs peuvent-ils tirer profit de ce mode d’apprentissage accéléré ? 

Peu de travailleurs du milieu de la création vous diront qu’ils ont d’abord choisi ce secteur pour des raisons stratégiques, rationnelles ou économiques. La culture que favorise cette industrie attire de nouveaux venus en tablant sur un certain degré de passion, d’engagement et d’amour du métier.

Jusqu’à récemment, la programmation informatique était loin d’être présentée comme une activité créative : on la dépeignait plutôt comme un exercice rationnel et technique qui fait largement appel aux mathématiques. On aurait eu du mal à croire que la volonté d’apprendre à coder pouvait relever des mêmes facteurs émotionnels que ceux qui motivent les créateurs.

Cette vision caricaturale néglige le fait que la programmation informatique a généré dès le départ sa propre culture de passionnés. Des livres comme le populaire What the Dormouse Saidde John Markoff et le récent Hacker, faussaire, lanceur d’alerte, espion de Gabriella Coleman montrent bien que la rédaction de programmes informatiques compte son lot de fervents adeptes.

Qui plus est, les langages de programmation et les plateformes de codage sont désormais plus conviviaux, et leur usage se répand dans de nombreux secteurs liés à la création. Apprendre à coder a acquis une nouvelle aura de branchitude, ce qui rehausse la visibilité et la crédibilité des recruteurs et des promoteurs passionnés.

Dans cet article, nous examinerons ce qui est sans doute l’un des développements les plus fascinants de ce virage fondamental vers des approches populaires de l’apprentissage du codage : la formation intensive en programmation, les coding bootcamps.

Nous verrons que, même s’il peut sembler déplacé de faire appel à la dimension « affective » ou « culturelle » dans l’apprentissage de la programmation (après tout, pourrait-on se dire, ce n’est pas sérieux de jouer sur les émotions pour une activité qui repose sur la logique ; cela ne fait que brouiller le jugement sur ce qui compte vraiment), on se trouve en présence d’une de ces nouvelles frontières qui sont d’une importance capitale pour l’avenir des industries créatives.

C’est la formation « parfaite »

Dans les grandes lignes, on peut définir le bootcamp en programmation comme « un programme d’apprentissage intensif et accéléré » de plus d’un mois qui est offert en dehors des établissements d’enseignement habituels, comme les universités.

Il est indéniable que les programmes intensifs comme les bootcamps pour apprendre à coder sont de plus en plus en demande en Amérique du Nord. Selon un rapport sur les cours offerts au Canada et aux États-Unis publié en 2015, le nombre d’inscriptions à ce type de programmes avait plus que doublé comparativement à l’année précédente, passant de 6 740 à 16 056. Cette hausse n’est probablement pas sans rapport avec la demande relativement élevée pour les compétences en programmation qu’on observe sur le marché du travail.

Au Canada, certains représentants sectoriels affirment que « la quantité de travailleurs qualifiés en TIC ne suffira pas pour répondre aux besoins de cette industrie croissante ». L’ampleur de la demande ne permet toutefois pas d’expliquer pourquoi ce sont précisément les formations intensives qui connaissent un essor fulgurant.

Une raison émerge quand on compare cette formule aux autres modes d’apprentissage de la programmation. L’autre option possible est le programme en sciences informatiques de trois ou quatre ans offert dans les collèges ou les universités. Pour beaucoup, ce mode d’apprentissage peut paraître trop exigeant en temps et en argent, surtout quand on a déjà un métier. Cette option semble réservée aux personnes « extra-motivées ».

À l’autre bout du spectre, on trouve les cours en ligne offerts par des organisations comme Coursera et Khan Academy. Nous avons déjà abordé la question des plateformes virtuelles qui enseignent le codage et de leur pertinence pour les praticiens de la création. Il apparaît, en particulier, que les compétences de base qu’elles transmettent sont pratiques à court terme, mais ont une durée d’utilité limitée ; en outre, ces cours ne permettent pas nécessairement de comprendre comment les compétences en programmation peuvent servir concrètement.

D’ailleurs, il est de plus en plus évident que de nombreux cours offerts sur ces plateformes ont un faible taux d’achèvement. L’une des raisons données pour expliquer le taux élevé d’abandon est la présence de simples curieux ou d’apprenants passifs ou irréguliers dont la participation en ligne est limitée. En un sens, bon nombre des avantages associés à ces formations en ligne (accessibilité partout et en tout temps, formule peu coûteuse ou même gratuite, etc.) peuvent aussi constituer des obstacles quand vient le temps de plonger dans le contenu du cours.

C’est là où les bootcamps trouvent leur raison d’être.

Ces formations diffèrent des deux options précédentes parce qu’elles présentent la culture implicite du codage de façon à mettre en relief l’esprit entrepreneurial des développeurs. Prenons l’exemple de Lighthouse Labs. Quand j’ai demandé à l’un de leurs représentants basés à Vancouver si leurs formations intensives pouvaient répondre aux besoins des travailleurs de l’industrie de la création, il a recommandé leurs programmes d’introduction moins poussés, comme « les rudiments du Web », qui s’adressent aux personnes ayant un intérêt modéré envers le codage. Quant aux formations intensives, elles conviennent plutôt, selon lui, à ceux qui rêvent de devenir développeurs :

« La formation intensive monopolise votre attention et vous occupe entièrement. C’est un engagement de huit semaines : ce n’est pas pour rien qu’on parle d’immersion… C’est une expérience éprouvante et exigeante. Tous ne se rendent pas jusqu’à la fin. Mais ceux qui décrochent le diplôme ont notre aval et toute notre approbation. Diplômé de Lighthouse Labs un jour, diplômé de Lighthouse Labs toujours! »

Cette entreprise, comme de nombreuses autres du genre, offre une suite complète de services à ses diplômés, notamment le placement professionnel et le soutien de suivi. Autrement dit, la dimension « intensive » et « accélérée » de la formation vise non seulement la rétention de l’information, mais aussi la transmission d’une certaine culture.

C’est quoi, ces foutaises?

Explorons donc davantage les facteurs complexes de la culture de la programmation qui expliquent sa soudaine popularité. En octobre 2015, Stephen Nichols a signé pour TechCrunch un article assez controversé soutenant que « les académies de programmation sont une absurdité ». (Cliquez ici pour connaître un point de vue semblable mais plus fouillé sur le sujet.) De prime abord, Nichols semble affirmer que les gens devraient se décourager d’investir du temps et de l’argent pour apprendre à coder, étant donné l’évolution constante de l’industrie du logiciel.

Les propos de Nichols ne sont pas vraiment désintéressés : il dirige une entreprise qui permet à tous de créer des jeux sans apprendre le codage. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est la façon dont il présente globalement son argument : pour apprendre à coder, il faut faire preuve de volonté.

En plus de fournir quelques conseils sensés sur la façon de choisir les meilleures formations, Nichols conclut avec une série de questions à se poser avant de s’inscrire à une académie ou à une formation intensive en programmation :

  • Ai-je envie de taper des fichiers textes pendant des heures chaque jour?
  • Est-ce que j’aime décomposer des problèmes et en faire des listes détaillées d’instructions?
  • Ai-je une aptitude au raisonnement conceptuel et abstrait?
  • Suis-je à l’aise dans le rôle d’un travailleur de la construction numérique?

Dans trois cas sur quatre, ces questions n’ont pas tant à voir avec les compétences qu’avec le degré d’engagement et d’identification émotionnelle avec le métier de programmeur.

En fait, Nichols prétend que seule une poignée d’élus arrivera à dépasser ces critères pour devenir de vrais bons programmeurs; la majorité trouvera tout juste la motivation nécessaire pour faire progresser ses aptitudes en codage.

Bien que Nichols cherche à convaincre ses lecteurs que programmer est synonyme d’ennui, il renforce en fait certaines perceptions qui sont parfaitement compatibles avec le travail créatif – c’est-à-dire que la passion et la détermination sont essentielles pour apprendre, et que seul un petit nombre a ce qu’il faut pour réussir.

Alors que la frontière se brouille entre les secteurs numérique et créatif, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi des travailleurs en réorientation de carrière ou en quête d’un avantage concurrentiel dans leur secteur peuvent être tentés de se perfectionner dans un environnement qui présente de nombreuses caractéristiques qui leur sont familières.

Renoncer au cliché de « la tour d’ivoire ou la vraie vie »

C’est en fait le genre de provocation auquel se prête Nichols (« avez-vous ce qu’il faut? ») qui peut en pousser certains à dépenser de coquettes sommes sur des programmes qui, dans certains cas, sont de peu d’utilité. Dans l’esprit des mesures prises en la matière aux États-Unis, l’Ontario et la Colombie-Britannique ont commencé à mettre en place une réglementation pour encadrer les formations intensives et veiller à ce que les étudiants en aient pour leur argent. (Pour en savoir plus sur le sujet, consultez cet article et les recommandations formulées.)

Comme bien d’autres professionnels, les créatifs cherchent des façons nouvelles et efficaces d’acquérir une certaine littératie numérique. Que faut-il retenir quant à l’avènement de ce nouveau modèle de formation accélérée tout au long de la vie ? Il faut reconnaître que les univers de l’enseignement, de l’apprentissage et de la création se chevauchent de plus en plus, et que cela comporte des avantages et des inconvénients.

Les formations intensives en programmation et les autres programmes de ce genre continueront sans doute à se développer ; il faut se demander, dans ce contexte, si les appels à la passion et à l’engagement sont vraiment utilisés à bon escient.


Frédérik Lesage
Frédérik Lesage (Ph.D., London School of Economics and Political Science) est professeur adjoint à l’École de Communication de l’Université Simon Fraser. Ses intérêts de recherche portent sur les médias numériques, les pratiques créatives et la théorie de la médiation.
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