Blockchain : la prochaine perturbation?
La chaîne de blocs (ou blockchain en anglais), cet incontournable buzzword du monde technologique en 2016, est pleine de promesses qui sont, pour la plupart, encore à l’état embryonnaire. Coup d’œil sur cette technologie complexe et ses bénéfices potentiels pour l’industrie des contenus.
Imaginez s’il était possible pour les créateurs de contenus de vendre leurs œuvres directement aux consommateurs et si toute la chaîne des opérations – la distribution, les paiements aux ayants droit et l’enregistrement des transactions – se déroulait sans intermédiaires et hors des limites territoriales imposées par l’actuel système de gestion des droits (qui favorise un saucissonnage plus rentable pour les distributeurs).
La viabilité de cette vision repose sur l’utilisation de la technologie dite « chaîne de blocs ». Pour faire simple, il s’agit d’une base de données; cependant, ce n’est pas qu’une simple base de données : cette dernière stocke l’historique de tous les échanges effectués entre ses utilisateurs depuis sa création. De plus, elle est sécurisée et distribuée, c’est-à-dire partagée entre ses différents utilisateurs – ce qui fait qu’aucun intermédiaire ne centralise les données.
Selon l’auteur Don Tapscott, spécialiste des impacts socio-économiques de la technologie, la chaîne de blocs va carrément changer le monde. Il en explique ainsi les vertus : « Cela permet à de simples mortels de fabriquer de la confiance grâce en utilisant un code ingénieux. C’est une première mondiale, qui crée, grâce à une collaboration de masse, des transactions sécurisées et authentifiées, propulsées par un intérêt personnel collectif, plutôt que par une organisation à la recherche de profits. »
Les premières applications de la chaîne de blocs sont monétaires : c’est la technologie derrière le bitcoin et d’autres cryptomonnaies – ces monnaies virtuelles sans lien avec une politique monétaire ou une banque, dont l’implémentation repose sur des algorithmes de chiffrement.
Au cours des trois dernières années, selon le Forum économique mondial, plus de 1,4 milliard de dollars américains ont été investis dans les promesses de la technologie blockchain et près de 100 brevets ont été enregistrés, entre autres par des institutions financières dont Amex, Visa, MasterCard et Bank of America, pour ne nommer que les plus connues.
Les rouages qui font de la chaîne de blocs une technologie révolutionnaire sont difficiles à comprendre, mais ce qui importe, comme le souligne la firme Deloitte dans un rapport sur le blockchain publié en juillet 2016, c’est de rester au fait de toutes les technologies émergentes qui recèlent un potentiel de perturber des industries entières. C’est particulièrement le cas des industries de contenu, les premières industries à avoir été perturbées par la vague Internet.
Tim Berners-Lee, l’inventeur du Web, voit d’ailleurs dans la technologie blockchain un outil qui pourrait contribuer à « re-décentraliser » le Web, aujourd’hui dominé par un seul moteur de recherche, un seul réseau social tentaculaire et un seul site de microblogage, tous dépendants de la publicité pour leurs revenus.
En aidant créateurs et propriétaires de contenu à se faire payer et à ainsi diminuer l’importance de la publicité comme source de revenus sur Internet, la chaîne de blocs contribuerait du coup à affaiblir la mainmise de certains monopoles sur l’accès aux contenus.
La chaîne de blocs et l’industrie des contenus
La musique
La musique – première industrie créative à avoir été ébranlée par Internet – a également été la première industrie à voir son salut dans la technologie blockchain. En tête de ce mouvement fut l’artiste anglaise Imogen Heap qui, en 2015, a lancé sa chanson « Tiny Human » avec le concours de la startup Ujo Music. Cette dernière a mis au point une application blockchain afin de démontrer les possibilités offertes par cette technologie.
Les utilisateurs peuvent acquérir des licences pour des segments de l’œuvre (par exemple, la piste pour un seul instrument) ou pour la pièce musicale entière et pour un ou plusieurs usages (diffusion en continu, téléchargement, etc.). La technologie blockchain permet ensuite de répartir automatiquement chaque paiement, qui est envoyé directement à Imogen Heap et à chacun de ses collaborateurs.
Quel est l’avantage de la chaîne de blocs pour l’industrie de la musique selon ses partisans? En gros, la blockchain devrait permettre de faire disparaître la longue chaîne d’intermédiaires entre les artistes et leurs fans, de distribuer tous les éléments (assortis de leurs métadonnées complètes) qui composent une œuvre musicale dans une base de données sécurisée et de faire en sorte que chacun de ces éléments perçoive sa juste valeur.
Ultimement, l’écosystème devrait faire émerger un tout nouveau marché pour la musique et ses services, un marché où l’artiste serait au centre. (Pour en savoir plus, lisez cet article rédigé par Imogen Heap et Don Tapscott.)
Les médias
Bruce Pon, le fondateur de deux startups qui misent sur la technologie blockchain (BigchainDBet ascribe.io), est celui qui a mis au point le scénario présenté en introduction. Selon cet entrepreneur, la technologie frappera l’industrie des médias aussi durement que le fit Internet.
La chaîne de blocs contribuera à réduire les coûts de distribution, d’octroi de licences et de recouvrement des droits, croit-il, en plus d’ébranler les infrastructures de distribution encore en force qui ont été édifiées avant l’avènement d’Internet. Leur maintien permet aux entreprises médiatiques dominantes de découper les droits à leur convenance afin d’en tirer le maximum et d’ainsi imposer une rareté artificielle rentable, mais de plus en plus incompatible avec l’économie numérique.
Bruce Pon imagine donc un proche avenir où les créateurs et producteurs indépendants pourraient exploiter la technologie blockchain pour prendre charge de toutes les étapes de distribution et de recouvrement des paiements aujourd’hui assumées par des intermédiaires centralisés : « Les créateurs ont les outils de production dans leurs ordinateurs. Grâce aux médias sociaux, ils peuvent attirer des fans. Avec la chaîne de blocs, ils pourront leur offrir une expérience d’accès et de paiement des contenus à la fois simple et intégrée. »
Les maillons manquants de la chaîne de blocs
Toutes ces initiatives en sont encore à l’étape de projets et de prototypes. Pour vraiment révolutionner l’industrie des contenus, elles nécessiteront une adoption massive – non seulement par les créateurs, les producteurs et les distributeurs, mais aussi par les consommateurs, qui devront s’astreindre à de nouvelles pratiques de consommation qui ne sont pas encore très conviviales. (À ce sujet, il faut lire cette amusante tentative d’achat de la chanson d’Imogen Heap sur la plateforme blockchain Ujo Music.)
Du côté des banques et des services financiers, les choses vont rondement. D’après IBM, qui rendait public un sondage à ce sujet mené auprès de 200 banques dans 16 pays, ce secteur adopte la technologie blockchain beaucoup plus rapidement que prévu : 15 % des banques sondées s’attendaient à avoir commercialisé des applications blockchain à grande échelle avant la fin de 2017.
En ce qui concerne l’industrie des contenus, le Crédit Suisse se montrait plus pragmatique dans une analyse récemment publiée sur les répercussions potentielles de la chaîne de blocs sur plusieurs industries. L’analyste de la section consacrée aux médias a fait valoir que la contribution la plus pratique de la technologie pour l’industrie de la musique pourrait se réduire à moyen terme à une modeste baisse du piratage. Pour que cette baisse soit significative, il faudrait que l’industrie dans sa totalité adopte la nouvelle technologie et se mette au diapason en termes de normes, de formats, de plateformes et d’interopérabilité. À l’heure actuelle, cela demeure difficilement envisageable.
La technologie blockchain présente des avantages manifestes, souligne-t-on dans le document du Crédit Suisse, mais il faut aller au-delà de l’engouement initial – comparé par certains à celui qui avait accompagné l’arrivée d’Internet dans les années 1980. Plusieurs enjeux pourraient faire dérailler les prévisions optimistes, dont, en plus des incertitudes entourant l’adoption de cette technologie par une masse critique, divers problèmes liés à la sécurité (pas si étanche, comme l’a prouvé ce pirate qui a réussi à voler 53 millions de dollars d’Ethereum).
Malgré tout, l’industrie des médias devra demeurer à l’affût : les technologies blockchain promettent de réduire les coûts et d’ouvrir la porte à de nouvelles sources de revenus. Il est par contre fort probable que la croissance émane d’applications que personne n’a encore imaginées.