ChatGPT: partenaire d’écriture ou machine destinée à nous anéantir?
Il fut un temps où l’argument en faveur de l’utilisation de machines pour remplacer la main-d’œuvre humaine était de libérer les gens de tâches subalternes et leur permettre de s’adonner à des tâches plus créatives et amusantes. Sauf qu’à présent, ce sont ces dernières qui pourraient être accomplies par l’intelligence artificielle (IA). Nous avons discuté avec Robert C. Cooper et Elan Mastai, deux vétérans de l’industrie de la science-fiction, sur ce que l’avenir réserve aux scénaristes dans un monde dominé par l’IA.
Lorsque l’on pense aux dangers apportés par l’avancée de l’IA, l’industrie du divertissement n’est habituellement pas la principale inquiétude des gens. Or, les robots conversationnels (ou chatbots) comme ChatGPT d’OpenAI, Bard de Google et Jasper Chat peuvent maintenant produire des scénarios rudimentaires avec quelques consignes simples. La ligne narrative est simpliste et le dialogue souvent mauvais, mais d’aucuns s’attendent à ce que la technologie s’améliore. Qu’est-ce que cela signifie pour les scénaristes?
L’intelligence artificielle est-elle un outil pouvant aider les auteur·trices à travailler mieux et plus vite? Ou les scénaristes sont-ielles appelé·es à devenir les mineurs de charbon du 21e siècle? Pas complètement disparus, mais luttant pour prouver leur valeur dans un monde où existent des solutions plus propres et moins chères?
Dans une lettre ouverte publiée à la fin mars, des scientifiques ont réclamé un moratoire de six mois sur le développement des systèmes de prochaine génération, craignant le potentiel qu’a l’IA de causer «un profond changement dans l’histoire de la vie sur Terre». La lettre a été signée par plus de 1000 spécialistes, dont Elon Musk (SpaceX, Tesla, Twitter), Steve Wozniak (cofondateur d’Apple) et le Montréalais Yoshua Bengio, récipiendaire d’un prix Turing (Montreal Institute for Learning Algorithms, ou MILA).
De la même façon, la communauté des scénaristes tente aussi de comprendre les conséquences positives et négatives qu’aura l’IA générative sur l’industrie. Elle est peut-être l’une des mieux placées pour en juger, en particulier ses membres issus de la science-fiction, un genre qui projette autant des visions idylliques de la société future que des histoires sombres où la technologie devient incontrôlable.
Robert C. Cooper, un vétéran de la télévision installé à Vancouver, a consacré plus de dix ans à l’écriture, la réalisation et la production de la populaire franchise La porte des étoiles, dans laquelle un système de portails mène aux confins de l’univers. Il a également travaillé pour BBC America sur la série surnaturelle Dirk Gently, détective, et cofondé le programme de scénarisation Pacific Screenwriting Program.
Le Torontois Elan Mastai a quant à lui fait partie de l’équipe d’écriture et de production de la série Notre vie. Il a aussi écrit le roman de science-fiction Tous nos contretemps, qui met en scène une brillante invention qui permet à l’humanité de créer l’avenir radieux imaginé par la science-fiction des années 1950 — jusqu’à ce qu’une erreur de voyage dans le temps gâche tout. Bien en phase avec le thème de l’IA, le roman aborde le fait que chaque fois que nous inventons une technologie (comme les voitures), nous inventons aussi les manquements de cette technologie (les accidents de voiture). M. Mastai en est aux premiers stades de l’adaptation du livre, qui sera produit par Seth MacFarlane et Amy Pascal pour le réseau Peacock.
La grande question
Alors, l’IA avancée sera-t-elle un outil utile aux scénaristes ou en fera-t-elle les mineurs de charbon du 21e siècle?
«Je pense que nous sommes les mineurs de charbon», laisse tomber M. Cooper.
Sa réponse a moins à voir avec les studios qui confient des mandats d’écriture aux chatbots qu’avec la dilution d’un marché de contenu déjà inondé.
«On a vu la concurrence qui est ressortie de la création des plateformes de diffusion en continu et la perpétuelle mort lente des réseaux et formes traditionnelles de distribution de contenu. Puis ce que l’on a maintenant, en comparaison, est une technologie qui va mettre la création de contenu du calibre des studios dans les mains de tout le monde», affirme t-il.
«Je crois que l’on peut reconnaître qu’il y a un problème avec le contenu, dans le sens qu’il y en a trop, poursuit-il. Nous ne savons pas où le trouver et quoi regarder, et on a besoin d’une certaine aide pour déterminer ce qui conviendra à nos goûts. Mais que fait-on quand littéralement tout le monde sur Terre peut produire du contenu qui rivalise avec Hollywood?»
Elan Mastai est plus optimiste, bien que son opinion oscille au gré des articles qui paraissent ou de la dernière publication qu’il a lue sur les réseaux sociaux.
«Je suis tout autant enthousiaste – ou du moins intrigué – que rempli d’appréhension et d’inquiétude, confie-t-il. Chaque fois que je jongle avec ces idées, je suis ravi par certains aspects et déconcerté par d’autres. Je pense qu’à mesure que la technologie se développe, nous — en tant que société au niveau culturel — allons absorber son impact, ce qui va prendre un peu de temps. Peut-être devriez-vous me rappeler tous les deux ou trois mois pour voir où j’en suis. »
M. Mastai a disposé de plus de temps que les autres pour s’habituer à cette idée d’adopter l’IA comme partenaire d’écriture. En effet, il y a un an, il a été invité à tester une version antérieure de ChatGPT dans le but de créer une série dramatique audio. «J’ai trouvé l’expérience totalement charmante et amusante, admet-il. En fait, c’était très ludique. C’était un peu comparable à participer à une expérience d’improvisation collaborative avec un partenaire d’écriture très original et rapide, mais aussi excentrique.»
Quel est le pire scénario?
Demandez à un·e auteur·trice de science-fiction quelle est la pire chose qui pourrait se produire, et vous obtiendrez une réponse effrayante.
«Laissez-moi vous donner la version science-fiction dystopique du problème, avance Robert C. Cooper. Nous devenons entièrement dépendants de l’IA, jusqu’au point où nous perdons notre habileté à penser par nous-même, puis quelqu’un débranche la machine. Soit nous la détruisons parce que nous en avons peur, ou encore une immense impulsion électromagnétique la fait s’éteindre et soudainement, nous ne pouvons plus l’utiliser. Qu’est-ce qu’on fait?»
Ce scénario alarmant ne se réalisera pas avant quelques années, mais les écoles s’interrogent déjà sur la manière d’aborder les dissertations maintenant que les étudiant·es peuvent demander à un chatbot de les rédiger avec une consigne de quelques mots.
«Le problème, c’est que le cerveau est un muscle, il faut l’utiliser, fait valoir M. Cooper. Il faut l’entraîner et s’en servir de manière constante pour exercer une pensée critique, ou nous perdrons cette capacité à le faire. Et si nous externalisons soudainement tous les éléments de la pensée critique vers une machine, que devenons-nous? Sommes-nous alors simplement des gens qui recherchent le plaisir?»
«Ça, pour moi, c’est un problème beaucoup plus grand, le fait que l’on ait plusieurs générations qui grandissent sans apprendre à écrire, sans apprendre à penser, parce que la pensée se fait par ordinateur.»
Quel est le meilleur scénario?
Inspiré davantage par l’histoire de l’art que par la science-fiction, M. Mastai dépeint une vision plus encourageante.
«Écoutez, c’est peut-être la version Pollyanna techno-optimiste de moi-même, qui se bat constamment avec le cynique techno-dystopien en moi, qui parle, commence-t-il. Mais lorsque la photographie a fait irruption à la fin du 19e siècle, soudainement, la peinture de portrait, tous ces brillants portraitistes nuancés et portés sur le détail n’avaient plus de travail. Évidemment, les riches pouvaient encore embaucher un peintre, mais la personne moyenne allait simplement faire prendre sa photo, et [l’on croyait que] la photographie allait détruire la peinture.»
«D’accord, mais ce n’est pas ce qui est arrivé. Cela nous a plutôt donné l’expressionnisme abstrait, le cubisme et le surréalisme. Les artistes ont dit: “D’accord, la représentation hyperréaliste n’est pas essentielle pour un peintre. Qu’est-ce que je peux faire d’autre?”»
M. Mastai espère réagir de la même façon devant les scénaristes artificiels, en se demandant comment garder une longueur d’avance sur la technologie qui cherche à le rendre futile.
Qui posera les balises?
Les entreprises qui s’empressent de mettre sur le marché une IA générative avancée sont peu régulées. Les gouvernements, les tribunaux et l’industrie tentent de leur côté de rattraper leur retard.
La Writers Guild of Canada (WGC) n’a pas encore adopté de position officielle sur l’utilisation de l’IA dans l’écriture de scénarios, mais son président, Alex Levine, affirme que son groupe étudie la question au fur et à mesure qu’elle évolue.
«Il y a des implications en ce qui concerne la propriété des droits d’auteur, les clauses standard des contrats de scénarisation, ainsi que l’impact et l’éthique de l’utilisation de l’IA comme outil par les membres [de la guilde] et les producteurs et productrices signataires de l’entente de production indépendante [NDLR: l’Independent Production Agreement ou IPA]. Il y a beaucoup de choses à prendre en compte», explique M. Levine. La Writers Guild of America (WGA) se penche sur bon nombre de ces questions tandis qu’elle négocie un nouveau contrat, au sud de la frontière.
«Dans l’ensemble, comme vous vous en doutez, nous avons la conviction que tous les membres de la société ont intérêt à ce que les êtres humains restent au centre de toutes nos activités artistiques, y compris l’écriture de scénarios», ajoute-t-il.
D’après M. Cooper, certains de ces enjeux seront discutés ailleurs. «La Writers Guild peut bien dire ce qu’elle veut, ce sont les tribunaux qui décideront ultimement à qui appartient ce que produit l’IA, et ça, c’est un tout autre monde et nous devrons attendre de voir ce qui en ressort, parce qu’ils sont incroyablement lents à se pencher là-dessus.»
Le droit d’auteur étant un enjeu international, ajoute l’auteur, on pourrait créer un film dans un pays et ne pas être en mesure de le distribuer dans un autre. Cela tient non seulement pour les chatbots, mais aussi pour d’autres formes d’IA générative qui créent des images et du son en pigeant dans les œuvres existantes. «Donc c’est la pagaille.»
Comment le public accueillera-t-il le matériel généré par IA?
C’est une question que l’on perd souvent de vue dans les analyses. Le public adoptera-t-il une œuvre qu’il sait écrite avec une aide substantielle de l’IA?
Selon M. Cooper, les auteur·trices humain·es apportent une sorte de magie intangible à un projet. Aussi pense-t-il que les publics auront du mal à connecter de la même façon avec une œuvre générée par IA. «Les audiences veulent croire qu’une œuvre est unique et qu’elle vient de l’âme d’une personne, soutient-il. C’est la même chose lorsque vous achetez une œuvre d’art. Vous voulez une sorte de garantie que vous avez l’original, que c’est celle-ci que l’artiste a peinte, et que ce n’est pas une reproduction de basse qualité.»
M. Mastai aurait-il plus de difficulté à s’identifier à du contenu qu’il saurait écrit par IA? «Absolument, tranche-t-il. Mais je reconnais qu’il pourrait exister une sensibilité générationnelle, et un enfant qui grandit présentement avec du matériel généré par IA pourrait ne pas ressentir la même chose que moi dans 20 ans.»