Les briques et le mortier à l’assaut de l’intangible: les jetons non fongibles s’invitent chez les galeristes

L’interrelation croissante entre l’univers numérique et le monde physique a pris un tournant inattendu en 2021 avec l’apparition un peu partout de «galeries NFT», des lieux physiques de diffusion d’œuvres numériques qui visent à légitimer et à accroître la diffusion de ces œuvres et, surtout, à en accroître la valeur perçue dans le cadre d’encans virtuels.

Le jeton non fongible (JNF), ou nonfungible token (NFT), s’est emparé du web en 2021 afin de faciliter la commercialisation d’œuvres numériques en ayant recours à la chaîne de blocs. Le NFT agit comme certificat de propriété numérique unique, qui assure à son détenteur l’inaliénabilité de son droit sur un bien intangible – qu’il s’agisse d’œuvres visuelles, musicales ou d’images animées.

Le Canada est d’ailleurs l’un des pays très en vue dans la commercialisation et la popularisation des NFT; l’artiste torontoise Krista Kim a été la première au monde à vendre une résidence virtuelle, la «Mars House», pour la modique somme de 500,000$US.

Sur le web, le nombre de plateformes visant à permettre les transactions portant sur des NFT a explosé depuis 2 ans, passant de plateformes très sélectives comme SuperRare, à des joueurs très dynamiques comme OpenSea ou Binance NFT, la branche «artistique» de la plateforme d’échange de cryptomonnaies Binance.

Il peut donc sembler étrange qu’au Canada et ailleurs dans le monde, ce pur outil issu du monde virtuel s’invite maintenant dans les murs d’établissements physiques, tantôt sous une forme plus permanente comme la galerie 0x Society de Montréal, tantôt sous des formats éphémères comme cela s’est vu en 2021 à Toronto et Vancouver sous la forme de ‘pop-up’ au sein d’institutions reconnues.

Les multiples visages du NFT

Certains se questionnent quant à l’utilité de ce nouvel instrument et sur la pertinence d’investir des dollars réels envers l’acquisition d’œuvres numériques – mais plus encore, dans la création d’espaces physiques visant ainsi à les rendre plus «réelles». À propos des NFT, la boutique de jeux indépendants Itch.io a même déclaré début 2022 qu’il ne s’agit de rien de moins que d’une «arnaque».

Quoiqu’il en soit, plusieurs forces sont à l’œuvre dans la progression du NFT, mais bien que le dispositif socio-technique qui sous-tend son émergence dans l’espace médiatique soit relativement inédit, les principes économiques qui expliquent ce phénomène n’ont rien de nouveau.

En fait, le NFT agit comme instrument de valorisation et de financement d’une œuvre intangible, de la même façon qu’un label ou un investisseur privé peut détenir les droits sur un album de musique ou un film sans pour autant en posséder toutes les copies physiques existantes.

Bien que certains puissent être tentés d’y voir une dérive du capitalisme, le NFT peut théoriquement servir à des fins tout à fait nobles de financement des œuvres, en recourant par exemple, à des modalités s’apparentant au sociofinancement en équité. Ainsi, chaque acheteur contribue en partie au financement d’une œuvre, reçoit une fraction prédéterminée du NFT, et peut percevoir, le cas échéant, une partie des recettes si l’œuvre est commercialisée.

À cet effet, l’œuvre la plus chère jamais vendue via ce régime, l’œuvre «The Merge» de l’artiste PAK, a été achetée par près de 30,000 acheteur·euses individuels, qui ensemble, ont investi plus de 90M $US.

Tous les NFT ne sont d’ailleurs pas identiques, ni dans leur constitution, ni dans leurs effets légaux, et il est pertinent de s’intéresser aux petits caractères qui accompagnent la commercialisation par jetons non fongibles d’œuvres numériques. Le juriste David B. Hoppe, spécialisé dans le domaine du droit de propriété numérique, rappelle à juste titre que le NFT englobe un ensemble de droits qui peuvent varier d’une juridiction à l’autre, et qui peuvent même faire l’objet d’interprétations diverses par les parties.

Peut-on, par exemple, revendre un NFT? Peut-on s’arroger les droits et redevances lors d’une utilisation par des tiers? Est-ce que le créateur ou la créatrice a son mot à dire, si par exemple la personne qui détient un NFT en autorise l’utilisation par une entreprise à des fins publicitaires? Peut-on modifier l’œuvre et la revendre sous un NFT distinct? Peut-on fragmenter un NFT en quotes-parts, et les revendre pour une valeur totale supérieure à la valeur par jeton unique? Qu’en est-il d’œuvres collectives, comme les films, séries télévisées ou œuvres animées; les ayants-droits ont-ils autorisé la création d’un NFT et ont-ils reçu leur juste part des recettes nettes lors de la vente?

Tant de questions qui trouveront, dans la pratique physique et virtuelle de ce nouvel instrument, des réponses inattendues. 

Une contribution essentielle à la découvrabilité de la création numérique 

Il n’y a aucun doute sur la pertinence d’un système de jetons pour la valorisation d’œuvres intangibles, et l’arrivée de lieux physiques dans l’équation peut servir à rendre plus concrète et plus personnalisable l’expérience d’achat-vente de droits numériques.

À la manière de galeristes traditionnels, les opérateurs de galeries NFT effectuent un travail essentiel de repérage des œuvres les plus intéressantes, participent à l’élaboration du juste prix, et accompagnent tantôt les artistes, tantôt les collectionneurs et investisseurs dans cette rencontre par le biais d’expositions.

Bien entendu, le travail de galeriste se rémunère, et s’ajoute à une panoplie de frais d’émissions, de mise en vente et de commissionnement qui sont pour la plupart retenus par les opérateurs de plateformes numériques. Il sera intéressant de voir co-évoluer les opérateurs de «galeries NFT» en relation avec les plateformes numériques, voire même que l’un et l’autre convergent afin d’accroître la découvrabilité et le financement de l’art numérique local et national.

Ce rapprochement entre l’art numérique et ses manifestations physiques rend le premier plus facile à appréhender pour certains publics, et peut élargir le spectre des enthousiastes, qu’ils soient amateur·trices, ou encore des personnes qui investissent ou qui collectionnent.

Les galeries défrichent également le chemin vers une célébration plus formelle de la création numérique, qui lentement mais sûrement, trouve sa place au sein du patrimoine national de pays comme le Canada. De ses collections permanentes à ses expositions corporatives, en passant par l’action des citoyen·nes qui développent un goût et une appréciation de ces nouvelles formes de création, ce travail de mise en scène, de mise en lieu, est essentiel. 


Francis Gosselin
Francis est docteur en économie et entrepreneur en série. Consultant et aviseur auprès de dirigeants et de conseils d’administration, il est également président de Norbert Hill et président du conseil de FailCamp, une OBNL dédiée à la promotion de l’entrepreneuriat et de l’apprentissage. Il a travaillé comme consultant dans le domaine de l’éducation, des médias, de l’immobilier et des services financiers pour des clients comme Ubisoft, l’École Supérieure de Gestion—UQAM, Radio-Canada, Lune Rouge, BNP Paribas, Allied Properties et l’Institut de Développement Urbain. Croyant fermement aux vertus de l’engagement social et philanthropique, il siège sur le Conseil d’administration du festival MUTEK, et est membre du Club des 100 jeunes philanthropes d’HEC Montréal. Il élève depuis 2012 des chiens MIRA destinés à des personnes dans le besoin, en plus de contribuer financièrement à cette cause importante.
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