L’impact de la pandémie sur l’imaginaire des scénaristes télé
À la manière du roman de Stendhal*, les séries télé agissent habituellement comme un «miroir» sur la société; elles font écho à des préoccupations et à des thématiques dans l’air du temps. Or, en ce moment, il existe un décalage entre les fictions qui sont diffusées (souvent écrites avant la pandémie) et la réalité sanitaire, qui perdure depuis un an. Voyons comment les scénaristes télé s’adaptent à la pandémie.
Quand la pandémie a frappé en mars 2020, les auteurs de la série Bête noire – diffusée sur Radio-Canada – avaient terminé d’écrire leurs textes, mais le tournage n’avait pas encore commencé. «Personne ne savait quand la pandémie allait finir. Et c’était difficile d’imaginer que nous serions encore dedans un an plus tard, lors de la diffusion», raconte Patrick Lowe, coauteur de la série avec Annabelle Poisson.
L’équipe de production a décidé de maintenir le cap avec une histoire «prépandémique». Avec le recul, Patrick Lowe demeure d’avis que c’était le bon choix, pour une série lourde comme la leur. «Si la pandémie n’est pas l’élément déclencheur de l’histoire, je ne suis pas convaincu que ça vaut la peine d’en parler, parce que ça date l'œuvre énormément.»
Mylène Chollet, auteure principale de la série L’Échappée – diffusée sur TVA –, a été confrontée au même dilemme, à la différence que sa série en est une «annuelle» - de 24 épisodes – un format qui a davantage tendance à coller sur l’actualité.
«Comme scénariste, j’ai aussitôt imaginé le pire scénario justement, raconte-t-elle. Dans ma tête, on en avait pour un ou deux ans. On a donc décidé d’intégrer la pandémie, mais en toile de fond.» L’auteure a supprimé des scènes se déroulant dans des lieux publics; des policiers portent le masque lors de leurs interventions; une étudiante fait l’école à distance. Puis on revient à la vie normale dans la deuxième moitié de la saison.
«Tenir compte de la pandémie, ça pose un certain nombre de problèmes, reconnaît-elle. Avec des masques, on ne voit pas bien l’expression sur le visage des comédiens. On n’a plus accès aux lieux importants de notre série, comme le resto et l’auberge.»
L’auteure s’est aussi rendu compte qu’une majorité de spectateurs préféraient penser à autre chose que la crise sanitaire en écoutant leur émission favorite. «Lors des premières diffusions, il y a eu une réaction épidermique de certains spectateurs envers la présence de masques à l’écran.»
Il faut dire que, visible ou non à l’écran, la pandémie influence la création. Les équipes de scénaristes doivent faire leur session créative sur Zoom, dans un contexte moins chaleureux et spontané. Les mesures sanitaires sur les plateaux de tournage ajoutent de nouvelles contraintes scénaristiques. «Lorsque deux personnages s’embrassent ou s’affrontent physiquement, dans une bataille, c’est beaucoup de travail pour la production, explique Mylène Chollet. On doit embaucher une doublure ou filmer selon certains angles. On a donc moins tendance à s’appuyer sur ces ressorts dramatiques dans notre écriture.»
Quand la pandémie devient source d’inspiration
Plus rares sont les séries qui ont choisi de placer la pandémie au cœur de leur histoire, mais il s’en trouve. Aux États-Unis, le créateur de la série This is us a annoncé sur Twitter qu’il attaquerait le sujet «de front», tout en maintenant la conclusion planifiée. Au Canada, la nouvelle saison de Coroner (diffusée sur CBC) a consacré un épisode complet à la COVID-19.
Emilie Ouellette, scénariste québécoise ayant entre autres écrit pour Les Parent (Radio-Canada) et pour L’oeil du cyclone (Vero.tv), fait partie des scénaristes qui ont décidé de prendre le sujet à bras le corps.
«Dans les premières semaines de la pandémie, j’ai ressenti un down intense. Écrire de l’humour, ça ne me tentait plus. Je travaillais sur de bonnes histoires, mais parler de problèmes de couple, alors que le monde mourait en CHSLD, ça m’apparaissait futile. Pour moi, la solution, ça a été de plonger dans le sujet en me donnant une liberté de création totale.»
La scénariste a imaginé une «dystopie post-apocalyptique», où seuls les enfants et les ados survivent. Intitulé L’après, le récit a d’abord été publié en ligne, puis sous forme de roman aux Éditions Petit Homme. L’autrice adapte actuellement l’histoire en série jeunesse, afin de la présenter à des producteurs télé. «Ce projet a été une catharsis pour moi. Il m’a aidé à passer à l’étape suivante et recommencer à écrire de l’humour.»
Floyd Kane, auteur principal et producteur exécutif de la série judiciaire Diggstown – diffusée sur CBC –, a lui aussi choisi de situer l’action de sa série dans un monde «post-pandémique», mais plus près de la réalité.
La troisième saison – en processus d’écriture - explorera les conséquences juridiques de la pandémie, en abordant la gestion des centres de soin longue durée, les conflits entre propriétaires et locataires et la violence conjugale découlant d’une cohabitation forcée par le confinement. «Tous ces enjeux soulèvent de nombreuses questions juridiques, et on peut s’attendre à voir un flot de poursuites dans les prochaines années», fait remarquer Floyd Kane.
Sur le plan personnel, l’avocate Marcie Diggs, le personnage principal de la série, sort d’un an de confinement passé seule à la maison. «Elle se reconstruit une communauté pour elle-même et accepte peu à peu d’y laisser entrer des gens, explique l’auteur principal. Quand on va ressortir de la pandémie, on va tous découvrir comment cette crise nous a changés.»
Besoin de recul
Cela étant dit, il ne faut pas s’attendre à voir une avalanche de séries portant sur la pandémie, quand celle-ci sera derrière nous. Joanne Forgues, fondatrice de la maison de production Casablanca, affirme n’avoir reçu aucun projet sur cette thématique jusqu’à maintenant. Elle n’en est pas surprise. «Je crois que les gens ont hâte d’en sortir, et de passer à autre chose.»
Patrick Lowe, qui est aussi producteur au contenu à la maison de production Encore, n’a pas reçu de projets «pandémiques» et il ne ressent pas le besoin pressant d’en parler.
«Écrire au cœur de la tempête, ce n’est pas le meilleur moment. On ne comprend pas encore toutes les conséquences et les ramifications psychologiques. C’est comme un auteur qui veut écrire sur une blessure personnelle qui n’est pas encore guérie. Ça demande une distance que, moi, personnellement, je n’ai pas encore.»
L’auteur prend l’exemple de l’attentat à la mosquée de Québec. Il fait remarquer que c’est seulement quatre ans après les faits que des séries comme la sienne – Bête noire - commencent à aborder le sujet d’une tuerie à l’écran. «Qu’on le veuille ou non, l’événement a frappé notre imaginaire de scénariste. Mais avant d’avoir quelque chose de pertinent à dire et de trouver le bon angle pour l’amener, ça prend du temps.»
Laissons décanter le sujet, donc… avant de pleinement s’en inspirer!
* Dans Le Rouge et le Noir, l’écrivain français Stendhal offre cette définition du roman: «Un roman est un miroir qui se promène sur une grande route.»