Récession, risque et décentralisation: nouveaux modes de financement numériques pour accroître la diversité des contenus

Les périodes de ralentissement économique ont tendance à avoir un impact négatif sur la production médiatique, particulièrement dans l’univers du cinéma.

Alors que l’industrie se remet à peine de la pandémie, et confrontée à l’augmentation des coûts de production partout sur la planète, les grandes maisons de production et les principaux acteurs de contenu à la demande ont déjà débuté un processus de contraction qui se traduira par un nombre réduit de ressources et, fort probablement, une plus grande aversion au risque.

L’impact est difficile à prédire, mais plusieurs semblent déjà l’anticiper.

L’effet combiné d’un ralentissement des investissements et d’une plus forte aversion au risque contribuera à accentuer deux tendances de fond identifiées par le producteur Niels Juul

1) une gouvernance algorithmique accrue qui mène à utiliser les succès passés comme critères de choix des productions à venir

2) une concentration croissante du pouvoir de commande entre les mains des NADA (Netflix, Apple, Disney, Amazon).

Poursuivre la recherche de financement pour des œuvres hors normes

Paradoxalement, à l’ère où de nombreuses organisations dont le Fonds des Médias du Canada cherchent activement à faire s’exprimer une plus grande diversité de voix au sein de la production médiatique nationale, ces deux tendances mènent au contraire à une plus grande homogénéisation de la production américaine, comme l’ont tristement évoqué Martin Scorsese et Francis Ford Coppola en 2019. 

L’action d’organismes publics et de fonds indépendants devient d’autant plus importante dans ces contextes, que les fonds privés cherchant des rendements sur leurs investissements se tarissent. 

Une autre réponse possible à ces tendances macroéconomiques consiste toutefois à décentraliser et à fragmenter le financement, en mettant en place des moyens de remettre entre les mains d’audiences et de communautés d’enthousiastes la possibilité – voire même, la responsabilité – de contribuer au financement d’œuvres indépendantes qu’elles souhaitent voir et entendre.

C’est ainsi, notamment, que la vague du sociofinancement en équité, mené par des acteurs comme Indiegogo, Seed&Spark ou Slated, par exemple, a vu le jour au cours des dix dernières années. Celles-ci ont connu un succès mitigé, notamment en raison de la complexité de la dimension légale qu’implique la participation au financement d’une œuvre cinématographique, télévisuelle ou interactive.

Plus récemment, la montée en puissance d’organisations autonomes décentralisées, dont les modalités sont inscrites sur une chaîne de blocs par des contrats intelligents, sont venus ouvrir de nouvelles opportunités pour le financement et la répartition du risque des productions indépendantes.

Bénéficiant de la démocratisation des outils issus de l’univers de la crypto, des plateformes comme Film.io, Blockfilm, NFT Studios, FlixToken.io, Moviecoin et bien d’autres, ont émergé, tenant toutes à peu près le même discours: le système de financement hollywoodien est brisé, la diversité et le succès d’œuvres indépendantes exigent de nouvelles façons de financer celles-ci et d’interagir avec les audiences.

Celles-ci s’organisent ainsi sur la base de structures décentralisées qui, contrairement aux studios majeurs, n’ont pas à supporter d’importantes strates décisionnelles centralisées, ni par ailleurs la pression d’actionnaires externes pour lesquels le rendement prévaut parfois sur l’originalité et la pertinence sociale de la création.

En mettant en place les conditions d’émergence de ces organisations autonomes décentralisées, de telles plateformes cherchent à accélérer le passage de la commodité vers l’artéfact culturel. Elles ont recours, au passage, à des jetons – aussi appelés tokens – dont les droits sont régis par des contrats automatisés, distribués et visibles. La réserve fédérale américaine a expliqué concrètement comment co-évoluent jetons et cryptomonnaies.

C’est par l’émission de tels jetons, et l’apport de capitaux distribués parmi une communauté d’enthousiastes, qu’une plateforme comme Breaker Studios a pu contribuer au financement et à la distribution d’une douzaine de courts et de longs métrages, dont Striding Into The Wind. Preuve qu’il ne s’agit plus de phénomènes marginaux, le film du réalisateur Shujun Wei s’est taillé une place à la sélection officielle du Festival de Cannes et au Festival international de films de Chicago.

Repenser le financement: pratiques et limites

Le recours aux organisations autonomes décentralisées et à la tokenisation du financement et de la gouvernance de production permet évidemment d’élargir le bassin de financement d’une œuvre originale, et d’accroître le sentiment d’appartenance des audiences à un produit ou une œuvre originale. D’ici peu, il est même possible de voir apparaître des fonds d’investissement tokenisés, comme l’a évoqué l’acteur, réalisateur et producteur Wesley Snipes

De la même manière que le sociofinancement représente, pour certaines institutions financières, un indicateur atténuant la perception du risque, le recours à des plateformes cryptographiques pour le financement de la création peut très bien se combiner à du financement plus traditionnel afin de boucler un budget de production. 

Selon la nature des contrats intelligents prévus par le producteur, il est toutefois possible que la répartition du risque et des gains se fasse selon un schéma qui rende l’œuvre difficile à inscrire dans un schéma classique. 

Cette démocratie de la production, si elle peut assurer de meilleures conditions de financement et un meilleur engagement, peut aussi s’avérer un bloquant majeur pour les producteurs. En effet, si toutes les décisions majeures liées à la production sont soumises au vote populaire, la mécanique de production et la qualité de l’œuvre s’en verront affectées. Comme certains l’ont évoqué, plus le nombre de participants est grand, plus la complexité décisionnelle s’accroît. 

D’autres enjeux sont fréquemment évoqués, car bien qu’il puisse sembler «facile» de lever des fonds par ces mécanismes novateurs, leurs coûts, leur capacité à financer des produits majeurs, ainsi que la complexité légale sous-jacente, font partie des risques inhérents au crypto-financement. 

Chose certaine, la tokenisation du financement médiatique reste à un stade de développement, dont le succès ne pourra être pleinement saisi qu’à l’usage. Reste à savoir si la promesse d’une véritable monnaie numérique peut soutenir les créateurs et créatrices dans la réalisation de projets ambitieux, ou si ce type de recours demeurera à jamais marginal dans l’univers médiatique. 


Francis Gosselin
Francis est docteur en économie et entrepreneur en série. Consultant et aviseur auprès de dirigeants et de conseils d’administration, il est également président de Norbert Hill et président du conseil de FailCamp, une OBNL dédiée à la promotion de l’entrepreneuriat et de l’apprentissage. Il a travaillé comme consultant dans le domaine de l’éducation, des médias, de l’immobilier et des services financiers pour des clients comme Ubisoft, l’École Supérieure de Gestion—UQAM, Radio-Canada, Lune Rouge, BNP Paribas, Allied Properties et l’Institut de Développement Urbain. Croyant fermement aux vertus de l’engagement social et philanthropique, il siège sur le Conseil d’administration du festival MUTEK, et est membre du Club des 100 jeunes philanthropes d’HEC Montréal. Il élève depuis 2012 des chiens MIRA destinés à des personnes dans le besoin, en plus de contribuer financièrement à cette cause importante.
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