Santé mentale et documentaire: il faut y voir

En mai 2023, Malikkah Rollins (Directrice de l'Industrie et de l'Education, DOC NYC) and Sarah Spring (Directrice générale de l'Association des documentaristes du Canada) ont animé une session durant le festival Hot Docs dédié à leur rapport récent sur les enjeux de santé mentale parmi les professionnel·les du documentaire.  

Si les artisans du documentaire ne sont pas seul·es à faire face à l’épuisement et à d’autres enjeux de santé mentale, il existe des facteurs fragilisants propres à leur industrie. L’isolement, la rareté des ressources, le traitement de sujets traumatisants et les failles de certaines initiatives pour la diversité ne sont que quelques raisons de s’inquiéter tout particulièrement pour leur santé mentale.

C’est ce qui a poussé un groupe de cinéastes et de professionnel·les en santé mentale des États-Unis et du Royaume-Uni à créer DocuMentality pour étudier l’état psychologique des documentaristes. En février 2022, une équipe canadienne menée par la directrice générale de l’Association des documentaristes du Canada (DOC), Sarah Spring, s’est jointe à l’organisme.

«Tamara Dawit, qui s’occupait auparavant du travail de croissance et d’inclusion au FMC [Fonds des médias du Canada] m’a contactée en me disant: “je pense que tu devrais en prendre connaissance, je crois que c’est une initiative vraiment importante dans laquelle DOC devrait être impliqué”. À ce moment-là, je n’en avais pas entendu parler et j’ai sauté sur l’occasion», raconte Mme Spring en entrevue vidéo depuis son bureau à la maison, à Montréal.

«Le FMC a embarqué pour financer tout le projet, ce qui est extraordinaire, dit-elle, ajoutant que la somme reçue du FMC avoisine les 55 000 $. «Il n’y avait pas eu de rapport quelconque ni de discussion publique sur la santé mentale, encore moins dans le documentaire, donc on sentait que c’était vraiment urgent.»

Le premier rapport de DocuMentality, publié par l’équipe canadienne, présente des résultats propres au marché canadien. DocuMentalité : Rapport sur la santé mentale des documentaristes canadiens, dévoilé au début mai, est disponible sur le site Web de DOC.

Malikkah Rollins et Sarah Spring à Hot Docs (Photo de Joseph Michael Howarth - Courtoisie Hot Docs)

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La portion canadienne de l’étude s’est consacrée à 36 documentaristes qui ont raconté leurs expériences, lors de discussions de groupes sur Zoom.  

«Nous voulions avoir une portée nationale. Nous avons donc lancé un appel à la communauté du documentaire et invité les gens à signifier leur intérêt», relate Sarah Spring. Le fait de mener les discussions virtuellement a permis aux chercheur·euses d’entendre des cinéastes à l’extérieur des grandes villes.

Les 36 participant·es (réalisateur·trices, monteur·euses, producteur·trices et autres cinéastes) étaient divisés en sept groupes de réflexion selon leurs identités partagées: personnes afrodescendantes, musulmanes et racisées; Autochtones; 2SLGBTQIA; créateur·trices vivant avec un handicap; femmes et personnes non binaires; francophones mixtes; et anglophones mixtes. Cette division des groupes était calquée sur ce qui s’était déjà fait aux États-Unis et au Royaume-Uni.

«Certaines expériences sont communes à tous les cinéastes: la précarité financière, le TSPT [trouble de stress post-traumatique]. Mais d’autres sont vraiment spécifiques à certaines communautés et il avait été constaté que les sujets étaient plus à l’aise d’en parler lorsqu’ils n’avaient pas à expliquer ces expériences», relate Mme Spring.

Sarah Spring, Directrice générale de l'Association des documentaristes du Canada.

“Aux olympiques du traumatisme”

Parmi les critiques formulées à l’endroit du métier, sept ont été nommées par tous les groupes: la rareté du financement, les traumatismes découlant du fait de travailler sur des sujets durs, les relations difficiles (tant avec les financeurs qu’avec les membres de l’équipe), le «crash» qui vient à la fin d’un gros projet, l’isolement, la pression intense associée aux événements comme les festivals de cinéma, et finalement, les préjudices portés par les initiatives pour la diversité, qui, quoique bien intentionnées, peuvent causer du tort.

Pour Mme Spring, le financement est en tête de liste; le manque de fonds se répercute sur tout le reste. «Le manque de financement, tenter de s’y retrouver dans des structures de financement complexes, l’idée que l’on devrait avoir financé soi-même un premier film à la sueur de son front pour pouvoir être considéré comme quelqu’un qui mérite du financement dans ce pays, martèle la directrice, tout cela pointe un autre problème: on doit avoir accès à de l’argent pour faire un premier film. Il y a donc une immense barrière socioéconomique.»

Une fois que l’on a trouvé le moyen de faire un documentaire, il y a de bonnes chances qu’il traite d’un sujet traumatique. Car les bâilleurs de fonds veulent souvent voir des sujets douloureux et dérangeants; un des participants a d’ailleurs affirmé se sentir comme aux «Olympiques du traumatisme».

«[Les cinéastes] filment des histoires assez traumatiques, souvent sur plusieurs années, appuie Mme Spring. Et pourquoi les documentaristes sont-ils attirés vers certains types d’histoires? Habituellement, c’est parce que ces histoires ont une certaine pertinence pour eux, donc ils tendent à être traumatisés de nouveau. Lorsqu’ils tournent ces histoires, ils doivent aussi réprimer beaucoup de ces réactions émotionnelles et s’y fermer, parce qu’ils ont un travail à faire.»  

«Ce n’est pas uniquement les cinéastes, mais aussi les monteur·euses, poursuit-elle. Un monteur travaille parfois sur un film pendant un an, à regarder des images très difficiles, tentant de créer les scènes les plus convaincantes. Et quelles sont ces scènes? Souvent, ce sont les plus douloureuses. »

Les participant·es ont par ailleurs parlé des défis que posent certaines initiatives pour la diversité. Mme Spring cite l’exemple d’une organisation qui exige qu’un certain pourcentage de son équipe provienne d’une communauté sous-représentée. Il a donc embauché une jeune personne racisée au montage. «L’horaire de montage était le même que pour quelqu’un avec 15 ans d’expérience, rapporte-t-elle, mais il s’agissait d’une personne en début de carrière à qui l’on a donné une chance sur une production grâce à une initiative pour la diversité… On se dit: oh! C’est une excellente idée qui a été proposée lors d'une réunion du conseil d’administration. Mais on embauche quelqu’un sans se dire qu’on devrait modifier l’horaire de montage. Or, nous devrions veiller à ce que cette personne ait des pauses pour être en mesure de digérer toutes ces images intenses.»

En outre, l’isolement constitue une autre inquiétude, tandis que de nombreux·ses documentaristes passent des heures seul·es ou en minuscules équipes sur des périodes qui se mesurent en années. Lorsqu’on leur a montré différentes photos et demandé laquelle représentait le mieux le métier, beaucoup de participant·es ont choisi une image d’une personne assise seule au bord d’une falaise.

Par Connor Mcsheffrey / Unsplash

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Les cinéastes ont proposé une liste de solutions, qui vont de la formation de thérapeutes spécifiquement pour accompagner l’industrie du documentaire à la nomination d’un ombudsman pour formuler des avis et expliquer les pratiques.

L’une des suggestions les plus importantes pour Sarah Spring est d’allouer une portion du budget de tout projet au soutien de l’équipe.

«On peut difficilement dire de quel type de soutien chaque personne a besoin, mais un film devrait avoir un budget pour les approches fondées sur les soins, essentiellement, affirme-t-elle. Sur certaines productions, ce pourrait être un service de garde d’enfant. Sur certaines, ce serait de la thérapie sur le plateau. Sur d’autres, ce pourrait être un thérapeute qui peut s’assurer du bien-être du cinéaste ou de l’équipe ou des participants au cours de la production.»

Les cinéastes sentaient aussi qu’une approche plus structurée pour définir les relations protégerait les membres d’une équipe. Par exemple, si un réalisateur et une productrice créent une collaboration qui pourrait durer des années, il et elle devraient réfléchir à comment il et elle vont travailler ensemble, de la division des tâches à un code de conduite, et le mettre par écrit.

«Comment allez-vous collectivement prendre des décisions sur les projets? La méthode par défaut comporte une certaine portion de hiérarchie et, puisque le producteur prend le risque financier et est juridiquement responsable de la production, cette personne doit avoir un certain contrôle. Mais cela ne signifie pas que la production ne peut pas fonctionner un peu plus avec une approche fondée sur les soins», explique la directrice de DOC.

La flexibilité des subventions, y compris des points d’accès à des ressources au-delà des quelques bâilleurs de fonds habituels, est une autre de leurs recommandations. «Le FMC qui propose un programme pour financer les films autochtones, c’est bien, mais nous avons aussi besoin du Bureau de l'Écran autochtone.»

«Beaucoup de nos structures de financement sont très difficiles à naviguer, ajoute-t-elle. Nous avons beaucoup de chance de vivre au Canada. Nous avons beaucoup de financement public. Il y a une tonne de responsabilités, de documentation et de rapports qui viennent avec, et cela peut être vraiment décourageant.»

S’y retrouver dans les structures de financement peut impliquer de travailler avec des décideur·euses qui n’accordent pas de valeur au concept d’un film, car ils ou elles ont vécu une expérience différente. Le rapport propose d’évaluer et d’éduquer les décideur·euses, et peut-être de limiter la durée des mandats des chargés de programme afin de rompre avec les schémas décisionnels existants. 

«Une personne doit non seulement justifier pourquoi son film présente une histoire extraordinaire, mais en plus l’expliquer à quelqu’un qui ne comprend pas cette expérience, pourquoi elle est pertinente, que les gens s’y intéressent et qu’il y a un public pour ça, fait valoir Sarah Spring. Il faut que les gens qui prennent les décisions dans les hautes sphères représentent plus fidèlement le Canada, je pense que ça va de soi.»

Quant aux améliorations à apporter aux initiatives pour la diversité, Mme Spring admet que c’est une vaste question. Le rapport propose d’investir dans des compagnies de production dirigées par des personnes issues de groupes sous-représentés et dans des programmes de mentorat.

«Il existe des milliers de gens qui ont des histoires à raconter, et des artistes et des créateur·trices qui n’ont simplement pas eu la chance de travailler dans le système grand public. Donc ce n’est pas que tout le monde a besoin de mentorat et de soutien. Certaines personnes ont juste besoin d’argent pour faire leurs films, parce qu’elles sont entièrement capables et prêtes.»

«Il ne s’agit pas d’un problème spécifique ou précis, continue-t-elle, mais souvent, il s’agit d’initiatives créées sans avoir suffisamment consulté, des initiatives menées par des institutions qui tentent de renverser rapidement l’exclusion systématique de beaucoup de gens depuis des générations.»

Il faut se parler

Maintenant que le rapport est publié, il faudra un certain temps avant de mettre en œuvre les prochaines étapes. Mme Spring affirme toutefois que DOC créera à court terme plus d’espaces virtuels pour permettre aux cinéastes de se rassembler, de se poser et de faire le point.

Elle dresse aussi une liste des ressources en santé mentale et autres formes de soutien existantes à l’intention de documentaristes, liste qui sera facilement accessible sur le site Web de DOC.

«Je crois que le rapport est un bon point de départ. Ce n’est vraiment que le début.»


Marni Weisz
Marni Weisz est une rédactrice et éditrice basée à Toronto, passionnée par le cinéma, la télévision, la comédie et les voyages. Pendant plus de 20 ans, elle a été rédactrice en chef du magazine Cineplex, où elle a interviewé des personnalités comme Jennifer Lawrence, Mark Hamill, Margot Robbie, Keanu Reeves, Kumail Nanjiani, Donald Sutherland et Tom Cruise. Sa question préférée est : "Quand êtes-vous le plus heureux ?"
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