Acheter local, jusque dans sa télé
En réponse aux relations tendues avec les États-Unis, l’achat local a la cote, et pas seulement à l’épicerie ou à la quincaillerie. Des consommateurs – et des élus – appellent à boycotter les plateformes de diffusion en continu américaines. Est-ce que cela veut dire que les Canadiens troquent leurs abonnements à Netflix et à Disney+ pour des services d’ici, tels Crave, CBC Gem, illico+ ou encore ICI TOU.TV?
À ICI TOU.TV, janvier 2025 a été un mois record d’écoute, révèle Christiane Asselin, directrice principale, ICI TOU.TV, Jeunesse et Sports à Radio-Canada. Elle n’est toutefois pas prête à attribuer cette « vague d’amour » aux menaces tarifaires du président américain Donald Trump et ses attaques contre la souveraineté canadienne.
« Ce n'est pas comme à l’épicerie où on peut clairement voir que la tablette de pâtes américaines est pleine alors que celle de pâtes canadiennes ou québécoises est vide. Oui, on remarque que notre consommation est record en ce moment, mais est-ce que c'est parce qu’il fait froid dehors? Est-ce que c'est parce qu’on a mis des contenus qui intéressent les gens? C'est difficile d’identifier une raison particulière. »
Les abonnements sont aussi en forte augmentation du côté de CBC Gem. Entre le 15 janvier et le 15 février dernier, le nombre de nouveaux comptes (gratuits et payants) a bondi de 40 % par rapport à la même période l’année précédente, indique Tanya Koivusalo, porte-parole à CBC.
Le temps de visionnement a lui grimpé de 66 %.
L’émission qui a connu la plus forte hausse du temps d’écoute? Schitt's Creek, avec une augmentation de 166 %. L’émission satirique This Hour Has 22 Minutes, qui scrute chaque semaine l’actualité depuis 1993, a connu une augmentation du temps d’écoute de 88 % par rapport à la même période l'année dernière. Avec beaucoup de contenus dédiés aux relations canado-américaines, les cinq nouveaux épisodes de 2025 ont été les plus regardés de la saison actuelle, souligne le diffuseur public.
Illico+ ne souhaite pas partager ses données à cause de leur nature « commerciale et confidentielle ». Quant à Crave, on se limite à chiffrer le nombre d’abonnements en 2024, qui s’élevait à 3,6 millions, un bond de 18 % par rapport à l’année précédente.
Les deux plateformes soutiennent néanmoins miser sur de nombreux contenus originaux québécois et canadiens dans leur catalogue.
Bye-bye Netflix?
Malgré tout, un nouveau sondage de Léger montre qu’il est plus difficile pour la population canadienne de renoncer à Netflix qu’à leur ketchup Heinz. En effet, 28 % des Canadiens ont déclaré avoir annulé leurs abonnements aux services de diffusion en continu américains ou planifier de le faire. À l'inverse, 34 % disent ne pas vouloir les délaisser.
En comparaison, le sondage réalisé auprès de 1 590 Canadiens entre le 7 et le 10 février 2025 indique que plus de la moitié des personnes sondées (56 %) ont déclaré qu'elles sont prêtes à annuler ou éviter de voyager aux États-Unis, et 59 % ont indiqué qu'elles boycottent l'alcool américain.
Hausse de la fierté canadienne… au Québec
Fait intéressant : le Québec a enregistré le plus grand pourcentage de répondants prêts à bouder les services de diffusion en continu américains, soit dans une proportion de 36 %, contre 14 % chez les Albertains – le pourcentage le plus bas enregistré dans toutes les provinces.
Au Québec, le sentiment patriotique est particulièrement en augmentation. Selon un sondage Angus Reid, 58 % des Québécois se disent « fiers » ou « très fiers » d'être Canadiens, un bond de 13 points en quelques semaines seulement. L’augmentation enregistrée au Québec est ainsi supérieure à la hausse de la moyenne nationale, qui a monté de neuf points, passant de 58 % à 67 %.
Cet écart dans l’élan nationaliste ne surprend pas Johanne Brunet, professeure titulaire à HEC Montréal. « Le cinéma et la télévision américains font partie du quotidien du Canada anglais. Ils n'ont pas un star-système comme le Québec et n’ont, historiquement, pas traité la culture de la même façon. Au Québec, [boycotter les plateformes américaines] n'est pas tant un sacrifice, alors que pour eux, c'est énorme. »
Rivaliser avec les géants internationaux
Pourquoi consommer du contenu local sur des plateformes locales? Selon Christiane Asselin, les émissions sont un objet de culture, au même titre qu’un livre ou qu’une pièce de théâtre. « Ça nous représente nous, nos valeurs, notre façon de vivre. Oui, on peut retrouver Série noire sur Netflix. Mais Netflix l’a achetée une fois que c'était fait et l’a payée pas chère en acquisition. Il ne commande pas de séries québécoises, il ne fait pas vivre notre culture, nos auteurs, nos réalisateurs, nos comédiens ou la musique d'ici », martèle-t-elle.
À ceux qui disent qu’en se retrouvant sur les plateformes internationales, le contenu d’ici jouirait d’une plus grande visibilité, Christiane Asselin répond que cette visibilité a un prix. « Ça veut dire qu’on donne les clés de notre culture à des Américains. La journée que Netflix décide de faire une émission québécoise ou canadienne, notre culture n'est pas décidée par nous-mêmes, elle est représentée par d'autres personnes. On n'a plus d'autonomie culturelle. »
Elle souligne également le défi qu’ont les plateformes locales à rejoindre les gens sur leurs télés connectées (ou intelligentes), alors que plus de la moitié des Canadiens possèdent ce type d’appareil. « Quand tu achètes ta télévision [connectées], Amazon est installé, Netflix aussi. Mais pas TOU.TV, Crave ou illico+. Pour nos plateformes, c'est un combat de plus parce qu’il faut s'assurer que les gens téléchargent notre application », déplore la directrice principale d’ICI TOU.TV, qui souhaiterait que le Canada légifère en la matière.
Une offensive pour sensibiliser les consommateurs
Pour faire face à la menace de guerre commerciale des dernières semaines, trois médias généralistes, Noovo, Radio-Canada et Télé-Québec, ont décidé de faire front commun pour souligner l’importance de l’écoute des contenus d’ici sur les plateformes des médias québécois et canadiens. Une trentaine de médias canadiens se sont joints à leur mouvement jusqu'à présent.

Propriété de Bell Média, Crave s’affiche aussi comme « Fièrement canadien » dans ses publicités, notamment lors du dernier Super Bowl, où il faisait la promotion de séries originales qu’il décrit comme « faites au Canada, par des Canadiens », telles que la minisérie sur Leonard Cohen So Long, Marianne, une série documentaire sur les Canadiens de Montréal, la comédie sur le hockey Shoresy et Canada’s Drag Race.
CBC en a profité aussi pour lancer sa nouvelle campagne publicitaire « Always Here for Canada » dans ses différentes plateformes et sur ses réseaux sociaux.
Reste à voir quel effet auront ces campagnes sur la consommation de contenus locaux. Chose certaine, le mouvement n’est pas qu’un feu de paille, selon Johanne Brunet. « Ce n'est pas une mode. C'est une réaction où on essaie de contrôler notre environnement et de voter avec nos dollars. On ne sait pas à quel point ce sera pérenne, mais c'est sûr qu'il restera des habitudes de [ce mouvement]. Il y a des gens qui découvrent des séries canadiennes ou québécoises et de nouvelles plateformes. Cet aspect-là est très positif. »