Afro Canada, une œuvre essentielle
Pouvoir enfin raconter son Histoire. Oui, Histoire avec un grand H, celle qui est normalement transmise à travers le temps et les générations… sauf quand elle a été effacée, occultée, invisibilisée. A partir du mois d’août, Radio-Canada diffusera Afro Canada, une série documentaire composée de quatre épisodes de 60 minutes. Un travail titanesque, ambitieux, et absolument nécessaire qui retrace 400 ans de présence des Afrodescendant·es au pays. La série, réalisée par Henri Pardo et produite par Eric Idriss-Kanago, Daniela Mujica et Henri Pardo, amène à l’écran des visages, récits, anecdotes et faits historiques trop peu voire pas connus du grand public, dans le but de rendre justice aux femmes et aux hommes d’origine africaine qui ont contribué de multiples façons à l’Histoire du Canada, du 17e siècle à nos jours.
La rédactrice en chef de Futur et Médias est allée à la rencontre de ceux et celles qui ont fait naître et aboutir cette série documentaire inédite et vous propose de découvrir, en trois volets, les origines, coulisses et ambitions d’Afro Canada.
Dans ce premier article, nous allons évoquer la genèse et raison d’être du projet, l’effacement d’une partie de l’Histoire et ses conséquences ainsi que l’importance de la transmission de ces connaissances, avec le réalisateur Henri Pardo et l’artiste et féru d’Histoire Aly Ndiaye (alias Webster), un des principaux intervenants que l’on retrouvera à travers les différents épisodes.
AUX ORIGINES DU PROJET
“En fait, c’est un projet qui est proche de nous. C'est-à-dire que, toute personne, particulièrement au cinéma, a le désir de se raconter, puis entendre sa version des faits, en quelque sorte”, explique Henri Pardo, réalisateur et producteur de la série, à travers sa compagnie Black Wealth Media. “C’est quelque chose qui plane dans l’industrie, ou dans la communauté depuis un certain temps. On se demande, qui va se mouiller, qui va essayer, surtout, de rassembler les morceaux qui manquent pour raconter cette histoire-là.”
Cette histoire, c’est celle qui n’est pas enseignée, ou quasiment pas, sur les bancs de l’école. Comme c’est souvent le cas dans des contextes historiques de colonisation, d’esclavage et d’asservissement, les communautés ayant subi ces préjudices sont rarement celles dont les histoires humaines sont mises en avant dans les récits officiels. Ces morceaux manquants ont parfois fait l’objet d’un effacement volontaire, avec des conséquences encore ressenties des siècles plus tard.
Si un projet comme Afro Canada, qui vise à mettre en lumière ces facettes peu étudiées et transmises de notre Histoire, a pu voir le jour en 2022, c’est le résultat de deux facteurs, selon Henri Pardo. Ces dernières années, “il y a eu des morts. Ces morts-là, mis de l'avant par des militants d’ici, ont fait en sorte que les institutions ont commencé à se poser des questions et réfléchir à comment raconter ces histoires. Une des questions qui ont été posées, c’est: avec qui et comment fait-on ça?” Et en face, “ça fait des années qu’on travaille notre narratif, notre storytelling cinématographique, et on est donc prêts pour ça, on est prêts pour attaquer. Ces deux bouts-là se sont joints.”
Le cinéaste raconte qu’il a approché Radio-Canada dans le cadre de ce projet en précisant qu’il faisait du travail “afro-centré”, “avec les miens et pour les miens aussi”. “On s'est entendus sur Il faut que ça se fasse, il faut qu’il y ait une série sur l’histoire des Afro-Canadiens.”
Ce qui a été déterminant, d’après Henri Pardo, c’est que “les institutions ont décidé de changer, et se sont posées des questions sérieuses”, notamment sur le fait de travailler avec “les bonnes personnes”.
En construisant la trame narrative d’Afro Canada, le réalisateur et ses proches collaboratrices et collaborateurs ont opté pour un fil narratif volontairement “éclaté” et non-chronologique, avec un mélange des genres déconcertant, inspirant et fidèle aux aspirations de la communauté. On y retrouve des séquences de reportages, des archives, de l’animation, des entrevues avec des historien·nes, des sociologues, des descendant·es d’illustres Canadiens d’origine africaine, pour ne citer que quelques-unes des voix à découvrir. La danse, les costumes, les tableaux théâtraux viennent également émouvoir et interpeller, tout en rythmant les épisodes. Et puis, au coeur de la série, le fil conducteur: une “salle de classe” contemporaine, où des jeunes de toutes origines partent à la découverte de cette Histoire, de leur Histoire, guidés par Elourdes Pierre, enseignante, et Aly Ndiaye (Webster), passionné d’Histoire et vulgarisateur hors pair.
“Notre but c’est d’aller chercher l’enfant qui réside en nous, et c’est pour ça qu’on a amené une classe au centre du documentaire, qui avale, qui a soif de connaissances et de savoirs, et c’est comme ça qu’on essaie de se comporter avec notre public dit cible.” explique Henri Pardo.
Webster abonde dans le même sens: “les téléspectatrices et téléspectateurs, dans le cadre de l’histoire afro-canadienne, sont à peu près au même niveau que les enfants dans la classe. Personne ne connaît cette histoire-là, donc, pratiquement toute la population canadienne est au même point, à part les gens qui étudient cette question-là. Donc la salle de classe devient la métaphore, l’allégorie intéressante pour illustrer l’état de nos connaissances sur cette question, et le transfert de ces connaissances.”
EFFACEMENT DE L’HISTOIRE DES AFRODESCENDANT·ES AU CANADA
Cette passion pour l’Histoire, l’artiste et rappeur Webster, bien connu de la scène québécoise hip-hop, l’a toujours eue. Cependant, lors de ses études universitaires dans cette matière, il est tombé des nues en constatant le silence quasi absolu entourant l’Histoire des Afrodescendant·es au Canada. En se rendant compte que cette Histoire était aussi ancienne que celle des colons Européens, et qu’il y a eu des esclaves au pays dès les années 1630, Webster a ressenti le besoin de combler ce manque de connaissances, non seulement chez lui, mais aussi chez le plus grand nombre.
“C’est l’Histoire que j’aurais aimé connaître dans ma jeunesse, en tant que jeune homme métisse, afrodescendant au Canada, au Québec. J’avais une recherche identitaire: je me situe où dans tout ça? Et c’est comme ça que je me suis mis à rapper à propos de cette Histoire-là, parce que c’était mon seul véhicule de communication à l’époque, c’était le rap, et de fil en aiguille, je suis passé de projet en projet, de mouvement en mouvement, d’entrevue en entrevue, pour mieux faire connaître cette Histoire-là."
Aly Ndiaye, alias Webster
Une Histoire occultée a de nombreuses répercussions négatives sur les générations suivantes, convient Henri Pardo: “L’effacement est quelque chose de cruel. C’est carrément ça, de se faire effacer. Faire effacer son existence… Quand on se fait effacer de l’Histoire, on n’a pas de repères, on a l’impression qu’on est les seuls à avoir vécu quelque chose, et si on est seul sur 38 millions de personnes, pourquoi en parler? Pourquoi s’offusquer? Pourquoi même se célébrer? Pourquoi célébrer sa diversité sexuelle aussi? Je pense que l’effacement ça nous scinde, ça nous sépare.”
Webster parle d’une invisibilisation “consciente et inconsciente” et d’une “négation qui a fonctionné”. “Quand on nie quelque chose, forcément on en parle. Et donc, c’est impossible de la nier complètement parce qu’on la mentionne en la niant. Toutefois, ici, dans le cas du Québec notamment, on a commencé par nier cette histoire-là. Les premiers historiens comme François-Xavier Garneau ont littéralement nié l’esclavage ici, dans un contexte de pureté raciale.”
Dans l’imaginaire collectif, beaucoup tendent à ignorer ou minimiser l’existence de l’esclavage au Canada, car celui-ci ne ressemblait pas à “l’esclavage de masse des plantations américaines”. Pour Webster, “la négation a fonctionné”, notamment du fait du nombre plus modeste de personnes asservies notamment au Québec, dans un contexte davantage urbain.
“Si on regarde l’Ontario, si on regarde la Nouvelle-Écosse, il y avait des plus grandes communautés. On pense à Africville à Halifax, et donc, la filiation était plus directe et plus marquée, si on peut dire, qu’au Québec. Donc, dans des endroits comme l’Ontario, comme la Nouvelle-Écosse, on n’est pas parvenus au néant. On a décidé de pas l’inclure dans la trame narrative provinciale, si on peut dire, donc il y a eu ce choix-là, mais les gens ont pu être en position de le contester de manière peut-être plus vigoureuse qu’au Québec, parce qu’on n’avait pas le doigt dessus, au Québec.”
La lutte contre cette invisibilisation passe notamment par l’éducation et Webster est d’avis qu’il est bien sûr important que l’Histoire des Afrodescendant·es fasse partie des programmes scolaires au Québec et dans d’autres provinces, comme c’est le cas depuis peu en Colombie-Britannique par exemple. Cependant, il indique “qu’il est important de ne pas attendre après nos gouvernements” et que plusieurs initiatives peuvent prendre le relai pour “faire contrepoids à un système scolaire qui n’est pas à jour et c’est là que le documentaire vient jouer un rôle important”.
Dans la salle de classe que l’on retrouve dans Afro Canada, on obtient un bel aperçu de ce que l’enseignement de ces récits méconnus peut provoquer chez les enfants: une curiosité saine, des questions fraiches, des interactions spontanées (tous les échanges au sein de la salle de classe étaient non scriptés) et de belles réflexions. C’est un sentiment que partage Henri Pardo:
C’EST L’AFFAIRE DE TOUT LE MONDE
Lever le voile sur des siècles d’Histoire des personnes afrodescendantes au Canada revêt bien sûr une importance capitale pour ceux et celles qui découvrent pour la première fois les récits et combats de leurs ancêtres. Cependant, Webster insiste: “il ne s’agit pas uniquement de l’Histoire des Afro-canadiens, mais il s’agit de l’Histoire du Canada, tout simplement”.
Afin d’interpeller le plus grand nombre, Henri Pardo a misé sur la force authentique de la singularité. “Plus on est personnel, plus je crois qu’on trouve une espèce d’universalité dans nos actions, dans notre vécu. (...) Moi je fais le pari que tous ceux qui nous aiment vont faire l’effort de décoder et de se plonger dans notre univers.
Cet effort, pour Webster, passera en premier lieu par la reconnaissance de la notion de suprématie blanche, qui découle de l’ancrage de l’Histoire du pays, telle qu’elle a été racontée jusqu’à peu, dans le système et les institutions coloniales. Ecoutez son explication ci-bas:
Henri Pardo renchérit: “Je pense que quand on sera capable de reconnaître les privilèges, on sera capable ensuite de se partager toutes les parts du gâteau équitablement. Moi je souhaite qu’avec ce projet-là, ça soit vraiment le départ d’une conversation, d’être capable de se dire les vraies choses, travailler sur la vérité, et se préparer un beau futur, dans le fond.”