Amateurs vs professionnels – La distinction est-elle encore pertinente?
Nous semblons vivre un certain âge d’or de la production média amateure, un développement souvent attribué à la façon dont des plateformes médiatiques numériques comme YouTube et Medium facilitent la tâche aux gens qui créent et partagent du contenu en ligne. L’attention soutenue que suscitent les créateurs amateurs récemment soulève la question à savoir s’il demeure pertinent de faire une distinction entre du contenu créé par des professionnels et celui qui est l’œuvre d’amateurs. Le cas échéant, où doit-on tracer la ligne? Les auditoires savent reconnaitre la qualité, alors est-il important de savoir si une création est l’œuvre d’un professionnel ou d’un amateur?
L’idée d’une distinction
Il est difficile de faire une distinction précise entre amateurs et professionnels lorsqu’il est question de production média étant donné que les deux termes sont invoqués de façon tacite et inégale pour faire d’autres types de distinctions : par exemple, entre loisir et travail, entre populiste et élitiste, entre bénévolat et travail rémunéré et entre incompétence et compétence. Aussi, la distinction varie considérablement selon le contexte où elle est faite. Par exemple, dans le domaine sportif, l’amateurisme suscite des connotations très différentes de celles suscitées en matière de production vidéo. Des penseurs de l’acabit de Charles Leadbeater et de Paul Miller insisteront aussi sur le fait que la distinction n’est pas claire et qu’une catégorie comme celle des « amateurs » comprend différents groupes : depuis l’« adepte », puis l’« amateur chevronné » jusqu’au « quasi-professionnel » . Une façon de commencer à voir clair entre toutes ces différentes nuances consiste à établir les critères sur la base desquels la distinction est faite et les intervenants qui appliquent ces critères de différenciation.
Appliquer les critères pour déterminer qui est un professionnel et qui ne l’est pas représente une façon de contrôler l’accès au statut ou à certaines ressources en y excluant celles et ceux qui ne répondent pas aux critères. Les types de critères sont multiples. Certaines bonnes pratiques conventionnelles comme la sauvegarde de contenu dans le bon format de fichier et l’utilisation d’un éclairage adéquat peuvent servir à évaluer le professionnalisme de quelqu’un au même titre qu’une forme de « contrôle de la qualité ». D’autres critères incluent le nombre d’années d’expérience sur le terrain ainsi que le nombre de crédits ou d’œuvres publiées. Cependant, d’autres critères peuvent être utilisés pour évaluer si un créateur est un amateur ou un professionnel. Par exemple, les mêmes « bonnes pratiques » qui permettent de différencier les « non-professionnels » de la production vidéo ont évolué et forment aujourd’hui leur propre genre. En guise d’exemple, prenons la pièce blanche générique comme arrière-plan et les étranges prises de vue dans les vidéos amateurs. Comme le soutient Paul Ford dans le lien précédent, les professionnels incluent maintenant certaines conventions stylistiques parfois contre-intuitives dans leur trousse d’outils de production. Le fait qu’il existe un style qui fait nettement amateur sur des plateformes comme YouTube est en partie ce qui transforme notre conception traditionnelle de ce qui différencie le professionnel de l’amateur. À quel stade exactement (s’il y a lieu) le niveau d’expérience et de succès de certaines personnalités sur YouTube leur permettrait de se départir de l’étiquette « amateur »?
Cette question nous mène à ceux qui appliquent ces critères. Alors que les professionnels de l’industrie médiatique au sens traditionnel demeurent les principaux contrôleurs qui différencient les amateurs des professionnels, les concepteurs et gestionnaires de plateformes numériques sont petit à petit devenus les nouveaux arbitres chargés de trancher entre les deux. Dans la section qui suit, nous élaborons sur comment des plateformes comme YouTube mettent en pratique des critères permettant de distinguer entre l’amateur et le professionnel en création et diffusion de contenu.
Mettre cette distinction en pratique
Les plateformes numériques comme YouTube permettent aux gens de créer et de partager des vidéos. En février 2015, YouTube célébrera son dixième anniversaire. Au cours de la dernière décennie, la plateforme est passée d’une petite entreprise en démarrage, pour ensuite être achetée par Google en 2006 au prix de plus de 1 milliard de dollars, à aujourd’hui constituer une plateforme utilisée pour regarder en ligne plus de 6 milliards d’heures de contenu vidéo chaque mois. Dans le cadre d’un projet commercial, la plateforme a fait l’objet d’une refonte dans l’optique de rehausser sa capacité de générer des revenus [impressionnants]. Cette combinaison de temps et de succès soutenu a obligé les concepteurs de la plateforme de développer des cadres permettant de catégoriser et de gérer les différents groupes de personnes et d’organisations qui l’utilisent.
La majorité des documents en ligne de YouTube utilise le terme « créateur » pour qualifier toute personne qui télécharge du contenu à la plateforme. Cette appellation évite tout souci de devoir distinguer entre les amateurs et les professionnels de la production de contenu. Déjà, la plateforme est un lieu où les créateurs vidéo peuvent se partager trucs et astuces en vue de peaufiner leurs talents[1]. Le « Club Créa » de YouTube et les efforts déployés par la plateforme pour former des créateurs vidéo suggèrent que YouTube ne se contente plus d’être une plateforme de distribution de contenu et vise à devenir un lieu où des créateurs en herbe peuvent apprendre leur art et prendre du galon parmi leurs pairs. Autrement dit, un lieu où les amateurs peuvent développer leur professionnalisme.
Un rapide coup d’œil à quelques-unes des formations gratuites proposées par l’Académie des créateurs laisse entrevoir que l’accent pédagogique est en bonne mesure mis sur l’amélioration des caractéristiques « médias sociaux » du contenu du créateur : développer du contenu en fonction des intérêts de communautés virtuelles connues, veiller à ce que le contenu soit facile à trouver en générant des métadonnées du bon type, recruter et conserver de grands nombres d’abonnés sur les chaînes du créateur et suivre en continu l’accès au contenu à l’aide d’outils comme Google Analytics. Selon la valeur que ces aptitudes auront aux yeux des créateurs et des internautes, il est possible que certaines de ces caractéristiques – comme le type de métadonnées choisies pour un contenu en particulier – deviennent gages de professionnalisme au même titre que les meilleures pratiques décrites ci-haut. À mesure de ces caractéristiques gagnent en importance, il est possible qu’elles aient une incidence à long terme sur la création de contenu une fois que nous aurons reconnu que ce ne sont pas tous les « créateurs » YouTube qui luttent à armes égales.
Une façon dont se manifestent des déséquilibres entre créateurs est le recours à des contrats de droit d’auteur et de licence pour contrôler la circulation de contenu. Alors que la plupart des créateurs individuels cèdent une bonne partie de ce contrôle lorsqu’ils utilisent YouTube, des consortiums industriels comme Vevo, une coentreprise stratégique pilotée par Google et l’industrie de la musique qui contrôle certains aspects de l’octroi de licences pour les œuvres musicales sur YouTube, veillent à la gestion des droits d’auteur et des revenus découlant du visionnement et du partage de contenu en ligne. À mesure que montent les enjeux en ligne au même titre que le niveau de raffinement des techniques et aptitudes d’engagement sur YouTube, il semble probable que de nouvelles couches de professionnalisme et d’amateurisme commencent à prendre forme et à se consolider parmi les créateurs de contenu.
YouTube est loin d’être le seul gardien de la distinction entre amateurs et professionnels en création de contenu. Cependant, de plus en plus, ces types de plateformes représentent un forum différent et très influent pouvant faire la différence. À l’instar des dix dernières années, la décennie à venir sera probablement marquée par l’émergence de nouvelles étoiles dans les rangs amateurs grâce à ces plateformes, mais l’influence croissante des médias sociaux et des personnalités « d’abord numériques » pourrait faire en sorte que la réalisation de nombreux succès dépende d’un autre type de professionnels des médias.
[1] Lire l’excellent chapitre d’Eggo Müller dans The YouTube Reader publié par Pelle Snickars et Patrick Vondreau.