Cinéma interactif : Tantale et Late Shift

L’interactivité, souvent associée aux jeux vidéo et aux expériences Web, se taille désormais une place au cinéma. Retour sur deux productions européennes qui se sont démarquées cette année : Tantale et Late Shift.

Au moment où la réalité virtuelle se propose d’isoler chaque spectateur, une tendance opposée se dessine. Elle est marginale, mais riche en promesses : l’interactivité publique, en public, en commun. Elle parie sur le plaisir de l’instant partagé, ensemble dans une salle obscure, et exploite le potentiel des choix multiples.

L’idée n’est pas tout à fait neuve : l’histoire du cinéma est parsemée de ce genre de propositions. Il y a bientôt 50 ans, à l’Exposition universelle de Montréal, Kinoautomat mettait en place les jalons du genre. L’acteur principal du film proposait au public de voter par l’entremise d’un boîtier électrique confié à l’entrée. Suivre telle actrice ou tel acteur, ouvrir la porte ou fuir, etc.


Présentation de Kinoautomat au pavillon tchécoslovaque de l’Exposition universelle de 1967 à Montréal

Notons que, pour le réalisateur tchécoslovaque Radúze Činčery, son film était une satire du vote démocratique qui donne l’illusion d’un choix, quand que celui-ci est souvent prédéterminé.

Depuis, on a vu les DVD interactifs comme I’m Your Man ou, plus récemment, le film présenté en salles de cinéma Last Call, qui proposait de tirer au sort une personne du public de la salle aux fins d’un « dialogue » par téléphone.

Aujourd’hui, Tantale et Late Shift, deux films européens produits en 2016, poussent l’expérience encore plus loin. L’astuce est d’utiliser les téléphones intelligents de l’auditoire et de proposer à ses membres de voter à intervalles réguliers pour faire avancer l’intrigue du film. Comme c’était le cas dans Kinoautomat, la majorité l’emporte.

Parfois, des rires fusent dans la salle, parfois ce sont quelques soupirs (des personnes dont le choix est minoritaire, par exemple) ou encore des exclamations (de joie, de surprise, etc.). Ça marche, c’est indéniable. Et l’interactivité y gagne au moins sur un point : c’est la fin du loading maudit, ces pauses forcées lors du chargement d’un site qui rendent les expériences Web trop saccadées.

Pour ce qui est du cinéma, il serait hâtif d’avancer dans quelle mesure l’interactivité en salles lui entrouvrira de réelles possibilités narratives (Tantale et Late Shift restant de facture classique dans leur réalisation, comme dans les choix proposés). Mais on dirait bien qu’il y a là, en germe, quelque chose de rudement simple et de sacrément efficace.

Voici un aperçu de ces deux œuvres :

L’intrigue

Septembre 2017. Henri Laborde, le président de la République française, se rend à l’hôtel Carlton où de nombreuses personnalités du monde du sport et de la politique sont réunies pour désigner la ville organisatrice des prochains Jeux olympiques d’été.

Le film met en scène Matt, un étudiant qui doit prouver son innocence après avoir été forcé à prendre part à un braquage dans une célèbre maison de vente aux enchères de Londres. Les conséquences de ses actes lui font suivre un parcours parfois violent dans la capitale britannique.

Genre

Comédie dramatique

Film d’action

Rôle du public

Le spectateur est dans la peau du président. Il doit faire face à des choix – tantôt intimes, tantôt politiques. Les choix sont proposés à des moments clés, avec recours au son binaural (spatialisé) pour renforcer le suspens. Les plans d’attente – le temps où le public vote – sont particulièrement soignés. On reste dans une écriture cinématographique.

Le public est dans la peau de Matt, un esprit rationnel, tiraillé entre son instinct posé et l’urgence des solutions parfois radicales à prendre.

Fins possibles Cinq fins différentes, 25 façons d’y parvenir.

Sept conclusions différentes, avec des centaines de décisions à prendre au cours de l’histoire.

Durée 30 minutes

Entre 70 et 90 minutes, selon les chemins empruntés.

Plateformes Web, cinéma Web, appli, cinéma
Réalisateur Gilles Porte Tobias Weber
Budget 

600 000 euros, soit environ 850 000 dollars canadiens (France Télévision, CNC, Pictanovo et la Générale de Production)

1,5 million de francs suisses (l’équivalent d’environ 2 millions de dollars canadiens), dont les deux tiers d’origine privée. Pour la partie publique : SSR/SRG et Pro Helvetia en Suisse; et crédits d’impôt en Angleterre.

Points forts

Tantale est un huis clos avec une unité de temps et un petit nombre de personnages (6 comédiens en tout), ce qui réduit les frais de production.

Mise en place d’un véritable support de diffusion, qui permet d’assurer une expérience optimale et de pallier le manque d’équipements des salles de cinéma. Sous forme de valise, comprenant une Apple TV et un modem dédié, le dispositif permet de gérer les votes des spectateurs et les séquences à diffuser. La fluidité qui en résulte est impeccable. Chaque valise qui contient l’équipement revient à environ 500 euros (dix fois moins que le prototype) et elle est livrée avec le film.

Distribution 

Jérémy Pouilloux, producteur : « Tantale a connu quelques ratés techniques, dus à la distribution. Les distributeurs cinéma étant plutôt dans une phase de rationalisation, ils ne passent pas l’écart technologique (gestion du serveur, gestion du WiFi, formation de l’exploitant). En revanche, l’engouement des exploitants est indéniable. Ils sont en demande de nouvelles expériences en salle, notamment dans le réseau français Art et Essai qui tente de se démarquer des réseaux multiplexes. Ils ont conscience que leur valeur ajoutée passe par l’expérience collective et sont demandeurs de propositions qui contiennent des potentiels d'interactions et de débats. »

Plusieurs salles de cinéma ont spontanément décidé de projeter le film sur leurs écrans. Late Shift est resté quatre semaines à l’affiche à Zurich, alors qu’une semaine avait été prévue initialement. Le film sera présenté en Russie (une tournée dans 25 salles), en Italie, en France et en Allemagne.

Post mortem

Jérémy Pouilloux : « L’accès à l’auditoire au sens large pourrait être changée, à la fois du point de vue de l’expérience proposée (durée, plateforme d’accès) et de la distribution. Pour la durée, nous nous interrogerons sur l'opportunité d'une forme plus courte en ligne, et pour les plateformes, sur l'opportunité d'une diffusion mobile (incontournable aujourd’hui, mais qui pose d’importants problèmes aux formes interactives filmiques). Pour la distribution, mieux intégrer la mise en marché dès la production. Il est impératif de maîtriser ce bout de la chaîne. Dans le marché du jeu vidéo, les budgets de mise en marché représentent parfois 50 % de l’enveloppe globale. Dans le cas de Tantale, le budget investi [dans la mise en marché] a été inférieur à 1 %. »

Baptiste Planche, producteur : « Avec notre petite valise, on a l’impression de revenir au temps des bobines, c’est assez amusant et paradoxal! Nous avons fait le premier pas, nous n’avons pas la prétention d’avoir la potion magique… On aimerait par exemple augmenter le nombre de choix possibles, permettre au public de suivre non pas un seul personnage, mais plusieurs… Voire une partie du public qui «jouerait» contre un autre… »

Modèle d’entreprise  Entrées cinéma, suivies éventuellement de la cession de droits d’antenne sur une version linéaire. La société de production derrière Late Shift, CtrlMovie, propose à la fois un moyen de projeter des films interactifs en salle et de les concevoir. Le producteur propose des forfaits d’essai (qui comprennent le logiciel de montage et un peu de contenu de Late Shift pour se faire la main) afin de réaliser ses premiers essais. CtrlMovie espère mettre en place un système d’octroi de licences.

David Dufresne
Auteur et réalisateur de documentaires interactifs, artiste en résidence au MIT Open Documentary lab, David Dufresne a signé une dizaine d’ouvrages d’enquête dont New Moon, café de nuit joyeux (Le Seuil, 2017) et Tarnac, magasin général (Calmann Lévy, 2012). Il est le concepteur de la collection PhoneStories et auteur et réalisateur de plusieurs documentaires interactifs dont Hors Jeu (2016, Arte/Upian), DADA-DATA (2016, Arte/SSR SSRG) et Fort McMoney (2013, Toxa/Arte/ONF). Il enseigne également les nouvelles écritures et les médias émergents.
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