Comment bâtir un documentaire autour d’une piste sonore 

L’image a toujours été centrale dans le cinéma. Or, en documentaire, le matériel à l’origine du projet est parfois de nature sonore. L’année dernière, deux documentaires ont montré qu’il était possible de construire une narration percutante autour du son : les films Comme une spirale, de la réalisatrice franco-marocaine Lamia Chraibi, et Interceptés, de la cinéaste canado-ukrainienne Oksana Karpovych. Voyons leurs projets de plus près. 

Dans le court métrage documentaire Comme une spirale, cinq femmes migrantes ont accepté de raconter à Lamia Chraibi les traumas et les difficultés quotidiennes qu’elles ont vécus au Liban sous la Kafala, ce système qui lie le permis de séjour des migrants à leur employeur et les expose à l’exploitation et à d’autres atteintes aux droits de la personne. 

Certaines ont toutefois demandé l’anonymat pour des raisons de sécurité. « Je dois avouer qu’au début du projet, j’ai vu cela comme une contrainte. Je me disais que ce serait compliqué de faire un film sans voir leur visage », a expliqué la réalisatrice, lors de la conférence « Naviguer le sensible » au Forum RIDM 2024, organisé dans le cadre des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM).  

Lamia Chraibi voulait à tout prix éviter les risques réels de perte d’emploi, de confiscation de passeport, d’emprisonnement ou de déportation pour ses protagonistes. Elle a donc décidé de faire les entrevues seules, sans équipe ni caméra.  

Ce choix a été payant : « Ça m'a permis d'instaurer vraiment une intimité avec elles », note la cinéaste.  

COMME UNE SPIRALE Crédit Leitmotiv F3M (1)
Comme une spirale. Crédit photo: Les Films du 3 Mars

Dialogue avec la ville 

Le ton est donné dès l’ouverture du court métrage, lorsque les travailleuses domestiques expliquent la difficulté de se séparer de leurs jeunes enfants dans l’espoir de leur offrir un avenir meilleur avec les revenus de la Kafala. Ces femmes racontent le rejet ressenti dans les familles « employeur », le harcèlement subi dans la rue et autres violences quotidiennes.  

« Elles m'ont permis d'avoir accès à quelque chose de très authentique », fait valoir la réalisatrice. 

Pour identifier ce qu’elle devait montrer à l’écran, Lamia Chraibi s’est inspirée de ses entrevues. « Au fil des conversations, elles ont commencé à me parler de Beyrouth en la personnifiant, comme si elles entretenaient une relation d'amour-haine avec la ville. D’un point de vue créatif, je me suis dit que ce serait intéressant d'instaurer un dialogue entre elles et la ville. »  

Pendant les témoignages des travailleuses migrantes, une caméra se promène dans la ville pour montrer des plans séquences d’immeubles beiges disparates, des plans nocturnes fixes ponctués de feux d’artifice, des balcons, des contre-plongées, une fenêtre éclairée dans la nuit donnant sur une femme qui s’affaire dans une cuisine. Tout cela pour nous communiquer le sentiment de vertige, d’enfermement et aussi de déracinement lorsqu’une personne vit sous le système de la Kafala. 

Des visages qui chantent et sourient 

À mi-chemin du documentaire, Lamia Chraibi ouvre le jeu en montrant la capitale en plan large, avec ses amas de tours d’habitations et de gratte-ciel. Les travailleuses migrantes expliquent comment elles ont été affectées par l’explosion du port en 2020.  

« Avec cette crise […], le Liban, il s’est effondré », dit l’une. « Même si nous sommes de multicouleurs, noir, blanc, jaune, nous, on a le cœur qui nous fait mal de voir le Libanais dans cet état. Avant, on voyait le Liban éclairé, bien joli, maintenant, le Liban est noir », ajoute une autre.  

Dans son processus de création, Lamia Chraibi avait le souci de ne pas « invisibiliser » à nouveau les protagonistes. « Le fait que ces femmes soient déjà invisibles dans la société, ça soulevait beaucoup de questions éthiques pour moi. »  

Pour résoudre ce dilemme, la cinéaste a choisi d’installer une progression « graphique » où des plans séquences de façades laissent place à un Beyrouth nocturne ponctué de feux d’artifice, puis à un Beyrouth « dansant », où l’on voit le visage de femmes qui dansent, chantent et s’animent, tout sourire, vêtues de couleurs vives, sur des rythmes entraînants. « Je veux parler pour celles qui ne peuvent pas », souffle une des protagonistes, comme pour déposer un baume sur la vie des femmes appartenant toujours à la Kafala. 

Interceptés : entendre le vrai visage de la guerre  

Les bandes audios à l’origine du film Interceptés font plutôt penser à un film d’horreur.  

Au début de l’invasion de l’Ukraine, la cinéaste Oksana Karpovych a pris connaissance des extraits d’appels téléphoniques entre des soldats russes et leur famille « interceptés » et diffusés quotidiennement par les services de sécurité ukrainiens sur leur chaîne YouTube. Dans ces extraits de 3 à 4 minutes, les soldats russes disent tout le mal qu’ils pensent du peuple ukrainien, dans un langage souvent brutal et cruel.  

« Au début, j’étais très perturbée, s’est souvenu Oksana Karpovych, lors de la conférence « Cinéma engagé et formes contemporaines » au Forum RIDM 2024.  Ensuite, j’ai pensé que c’était un matériel extrêmement important et que je devais absolument faire quelque chose avec ça. »  

Le dilemme était le suivant : comment accompagner une piste sonore qui relate — de premières sources — les pires atrocités de la guerre? « La manière dont nous avons décidé d’aborder le film visuellement était de faire une sorte de road movie non traditionnelle. Nous avons traversé l’Ukraine avec une petite équipe de quatre personnes. »   

La documentariste a choisi de mettre de l’avant trois trames visuelles.  

La première installe un climat inquiétant et oppressant en présentant de longs plans séquences de véhicules en mouvement au travers d’un pays dévasté. La scène d’ouverture est d’ailleurs saisissante : nous sommes dans un tank russe (capturé par l’armée ukrainienne) qui avance sur une petite route boueuse d’un village ukrainien. « J’avais cette idée très importante pour moi, et aussi très subjective, de créer une vision cauchemardesque », explique la cinéaste. 

La deuxième trame visuelle est constituée de plans fixes, qui témoignent de l’impact de la guerre. On voit des salles de classe, des cuisines, des salons, des cours, des places publiques dévastés par ce qu’on présume être des éclats d’obus.  

La troisième trame, elle, montre des scènes de la vie quotidienne : des Ukrainiens qui cuisinent dans un bunker, jardinent, s’occupent de leur bétail, jouent au volleyball ou fument en regardant par la fenêtre, le visage stoïque, imperturbable face à la guerre.   

« Une autre expression de la résistance est que les gens deviennent très silencieux. Chaque fois que j’ai été témoin d’attaques, les gens ne pleuraient pas. Ils étaient très très silencieux. Ils avaient l’air profondément tristes, mais il y avait dans ce silence quelque chose de fort que j’ai voulu intégrer dans le film », poursuit Oksana Karpovych.  

Précisons que la cinéaste n’exhibe aucune scène de guerre, de bombardement ni d’explosion dans le film, pas plus qu’elle ne montre des militaires russes ou ukrainiens.  

Oksana Karpovych a préféré se concentrer sur la résistance quotidienne du peuple ukrainien. « C’est grâce à cette partie du film que j’ai trouvé le courage d’écouter et de travailler avec un matériel audio aussi lourd que les conversations russes. »  


Philippe Jean Poirier
Philippe Jean Poirier est un journaliste indépendant couvrant l'actualité numérique. Il explore l'impact quotidien des technologies numériques à travers des textes publiés sur Isarta Infos, La Presse, Les Affaires et FMC Veille.
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