Comment les productions canadiennes dynamisent les régions

Quatre cinéastes et producteurs des quatre coins du pays discutent de la façon dont ils redéfinissent le paysage créatif du Canada tout en contribuant à son PIB. 

Partout au Canada, une nouvelle vague de créateurs prouve que le cinéma et la télévision ne se font pas qu'à Toronto, Vancouver ou Montréal. Dans des provinces comme l'Alberta, le Manitoba et la Saskatchewan, des producteurs indépendants racontent des histoires locales, font éclore des talents et redéfinissent le cinéma canadien. Tout ça, en plus de développer les économies régionales. 

En 2023-2024, l'industrie cinématographique canadienne a enregistré un volume de production total de 9,58 milliards de dollars. Soyons clairs : ce chiffre représente une baisse de 18,5 % par rapport à l’année précédente, en grande partie en raison des grèves à Hollywood. Mais au cours de cette période, l’industrie a tout de même soutenu 179 130 emplois, en plus de contribuer au PIB à hauteur de 11,04 milliards de dollars, selon Profil 2024, un rapport publié par l'Association canadienne des producteurs médiatiques.  

Si les grands centres demeurent dominants, les régions jouent un rôle important. 

Stimuler la créativité de Calgary 

Events Transpiring Before, During and After a High School Basketball Game. Source: Game Theory Films

Kevin Dong, fondateur de Tall Hero Films, fait partie de la scène indépendante en plein essor de Calgary. Il a produit des longs métrages, des documentaires et des courts métrages, notamment Events Transpiring Before, During and After a High School Basketball Game et le documentaire Starry Night, soutenu par Telus. 

Alors que Calgary accueille de grandes productions hollywoodiennes, comme The Last of Us et A Minecraft Movie, Kevin Dong insiste sur la nécessité de renforcer l'écosystème local. Son court métrage Now, I Am a Bear, qui a été projeté à Fantaspoa et au Festival international du film fantastique de Bruxelles, a réuni des équipes techniques locales entre leurs contrats pour des productions étrangères. « Je me trouve très chanceux d'apprendre auprès de ces brillants artisans à donner vie aux visions de nos créateurs locaux », dit-il. 

Mais Kevin Dong estime que la rétention des talents et l'accès à une distribution à l’échelle nationale constituent des défis majeurs. « De nombreux créateurs clés de l'Alberta, dont moi-même, ont dû faire un séjour à Toronto ou à Montréal pour se bâtir une expérience », explique-t-il.  

Selon lui, pour remédier à l'exode des créateurs, il faut renforcer les programmes de formation, les aides au voyage et les mentorats interrégionaux. Un autre obstacle est la concurrence pour le matériel et les équipes lorsque de grandes productions arrivent.  

« Lorsqu'elles partent, il n'y a souvent pas assez de production en cours pour maintenir tout le monde en activité », ajoute M. Dong. Il est essentiel d'instaurer une culture de production durable tout au long de l'année.  

Les chiffres parlent d'eux-mêmes. L'Alberta a attiré près d'un milliard de dollars de dépenses de production cinématographique et télévisuelle entre janvier 2020 et août 2021. En 2021-2022, la première saison de The Last of Us a ajouté à elle seule plus de 182 millions de dollars au PIB de l'Alberta. Les industries culturelles – qui comprennent également l'édition et la musique – ont contribué à hauteur de 2,5 milliards de dollars à l'économie de la province en 2022, soutenant plus de 19 000 emplois. En 2023-2024, le segment des productions étrangères et des services de production en Alberta a représenté 192 millions de dollars, contre seulement 49 millions de dollars l'année précédente.  

« Soutenir ces industries est essentiel pour l'économie albertaine », déclarait Tanya Fir, ministre des Arts, de la Culture et de la Condition féminine de la province, lors d'une conférence de presse tenue en décembre 2024. 

Le cas de la Saskatchewan  

La productrice Fabiola Caraza prépare la prochaine vague de croissance de la Saskatchewan avec sa société Prowler Pictures. Originaire du Mexique, elle a travaillé à Vancouver, Toronto, New York et maintenant à Saskatoon, développant un réseau international tout en se concentrant sur des films de genre ambitieux et des coproductions. 

Depuis son déménagement en Saskatchewan, Fabiola Caraza a participé au lancement d'une initiative pour former des équipes avec ScreenSask, soutenue par le Fonds des médias du Canada, Warner Brothers Discovery et le Bureau de l’écran autochtone. « L'industrie se développe rapidement en Saskatchewan et nous voulons créer des emplois et des possibilités », explique-t-elle. 

Mme Caraza voit un grand potentiel, mais insiste sur la nécessité de retenir les talents et d’allonger les fonds nécessaires. « Il y a de réelles occasions à saisir ici. Ayant vécu à Vancouver et à Toronto, je ne suis pas certaine qu'il y ait encore beaucoup de place pour la croissance dans ces villes, fait-elle remarquer. Nous avons besoin de gens et d'investissements. »   

Prowler Pictures a le vent en poupe, avec deux films d'horreur en cours. Cet été, ils tourneront Split Rock avec IFC Films et Shudder, puis There Were Witches, à Guadalajara. 

Au sujet de son installation en Saskatchewan, Fabiola Caraza est claire : « Nous avons grandi davantage en deux ans ici qu'en dix ans à Vancouver et à Toronto. » 

Bien que la province ait connu des difficultés liées au financement, un communiqué de presse de Creative Saskatchewan daté de septembre 2024 indique que, depuis avril 2023, environ 22 millions de dollars ont été engagés dans 36 productions au moyen de son programme pour les longs métrages et les productions télévisuelles (Feature Film and Television Production Grant). Les projets retenus devraient par ailleurs engendrer des dépenses de 55 millions de dollars dans la province et créer plus de 900 emplois. 

Les récits communautaires du Manitoba 

À Winnipeg, le cinéaste Bisong Taiwo dirige Taiwo Pictures, une compagnie de production indépendante qui se concentre sur les histoires à résonance spirituelle provenant de communautés sous-représentées. Son récent projet Mary's Way of the Cross explore la souffrance à travers les yeux de la Vierge Marie et a été tourné dans tout le Manitoba avec une équipe locale. Le film illustre comment la réalisation de films à petit budget peut avoir un effet à la fois culturel et économique. Il est offert sur Amazon Prime et archivé au Winnipeg Film Group. 

Mary's Way of the Cross. Source: IMDb

« Nous avons fait appel à des talents de Winnipeg pour tout, de la conception de la production à la postproduction », explique M. Taiwo.  

Selon lui, la visibilité et l'accès sont des défis majeurs. « C’est difficile de percer lorsque vos histoires sortent du moule traditionnel », explique-t-il. Sa solution combine la diffusion en continu, le marketing communautaire et les partenariats avec des médias de niche, comme le Black Catholic Messenger. 

Bisong Taiwo plaide pour un financement qui donne la priorité à la contribution culturelle autant qu'à la viabilité commerciale. « Nous avons besoin d'un investissement soutenu dans le développement et la préproduction, dit-il, en particulier pour les histoires qui repoussent les limites ou explorent des identités culturelles spécifiques. » 

Une autre productrice de Winnipeg, Alice Teufack, de Ninis Productions, abonde dans le même sens. De son côté, elle se spécialise dans les documentaires de langue française et les histoires touchant des communautés immigrées. Si elle loue les crédits d'impôt élevés du Manitoba, elle déplore le manque de rétention des talents et d'accès au financement.  

« Nous avons de bonnes écoles de cinéma, mais de nombreux diplômés s'installent dans des centres plus importants, comme Toronto ou Vancouver, dit-elle. Même s’il existe des programmes de financement pour les régions et les minorités linguistiques, c’est parfois difficile d'y accéder et les budgets ne sont souvent pas à la hauteur des attentes en matière de qualité de production. » 

Pour s'adapter, Mme Teufack suggère aux producteurs de coordonner les calendriers de production afin que les équipes puissent passer d'un projet à l'autre sans heurts. Elle envisage également des coproductions avec l'Ontario et le Québec, dans le but d'élargir sa gamme de projets et d'assurer la viabilité de son entreprise. 

Le secteur de l'écran de la province continue de se développer. Musique et film Manitoba a soutenu 11 projets produits dans la province en 2023-2024 et sa directrice du marketing et des communications, Janice Tober, a estimé un volume de production record de 434,9 millions de dollars pour 2024. 

Changement de paradigme 

Le travail de créateurs comme Kevin Dong, Bisong Taiwo, Fabiola Caraza et Alice Teufack révèle tout le pouvoir économique et culturel de la production régionale. Avec une meilleure infrastructure, plus de financement et de soutien national, l'industrie canadienne de l'écran pourrait se décentraliser, et devenir plus diversifiée et résiliente. 

« Chaque dollar que les diffuseurs investissent dans la production est multiplié par six », a déclaré Dave Forget, directeur général national de la Guilde canadienne des réalisateurs, après qu’un rapport a révélé un déclin du financement par les diffuseurs canadiens a été publié.  

Alors que la scène créative canadienne s'étend au-delà des grands centres, des voix régionales sont en train de remodeler le paysage. Investir en elles apportera de nouvelles perspectives au contenu canadien et stimulera la croissance locale. 


Isoken Ogiemwonyi
Isoken est rédactrice, productrice et entrepreneuse canadienne d'origine nigériane qui travaille entre Lagos et Toronto. Elle a fait ses études au Nigeria, en Angleterre et en Suisse. Ancienne élève du Centre canadien du film, du Warner Bros. Showrunner Bootcamp et du Reelworld Screen Institute, elle se donne pour mission de raconter des histoires sur la joie, la culture et l'identité des personnes noires.
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