Comment raconter une histoire “locale” à un public international?
Toucher un public international avec une histoire ou une réalité très locale peut sembler un défi de taille pour les réalisateurs, notamment de documentaires. N'avoir que très peu de choses en commun avec les personnes dont les vies sont dépeintes à l'écran, est-ce nécessairement un obstacle pour apprécier une œuvre? Y a-t-il des règles à respecter quand on souhaite que son film soit un succès partout et dans plusieurs langues? Eléments de réponse…
La scène d’ouverture du documentaire Prière pour une mitaine perdue se déroule dans un lieu typiquement montréalais: nous sommes à la station de métro Berry-UQAM, au bureau des objets perdus. Les usagers y présentent leur demande : l’un a perdu son passeport, l’autre une tuque, l’autre une photo de famille. On lit l’inquiétude sur le visage des usagers, quand l’objet est manquant. Le soulagement, quand l’objet est retrouvé.
La scène montre bien comment “l’universel” et le “particulier” peuvent s’imbriquer l’un dans l’autre, voire se nourrir l’un l’autre, lorsqu’on crée une œuvre documentaire. “Le bureau des objets perdus m’est apparu comme un beau point de départ pour aborder le thème plus large des pertes immatérielles”, explique le cinéaste Jean-François Lesage, dont le film est en compétition dans la catégorie “longs métrages” aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal 2020 (RIDM 2020). “La perte est en soi un thème qui touche des gens partout dans le monde.”
Au-delà de sa thématique, le documentaire de Jean-François Lesage montre tout le pittoresque de Montréal: son hiver, ses patinoires, son foisonnement d’accents et de cultures. “C’était important pour moi de ne pas édulcorer la couleur locale, répond-il. Aussi, je crois que c’est en proposant des univers denses, immersifs, dans lesquels les spectateurs ont envie de passer quelques heures, que l’on fait des films qui traversent les frontières.”
Prière pour une mitaine perdue aura atteint cet objectif, ayant été présenté en Australie, en Lituanie, au Mexique, en Suisse, en Italie et à des publics anglophones du Canada, obtenant le Prix du meilleur long métrage documentaire canadien à Hot Docs 2020.
“Ça peut sembler paradoxal, mais, bien souvent, c’est en exploitant la spécificité d’un sujet que l’on parvient à créer une histoire universelle”, reconnaissait Olena Decock, conférencière et programmatrice aux Hot Docs, lors de l’atelier Doc Ignite: Raconter des histoires régionales à l’international, présenté par le 18 novembre dernier aux RIDM 2020. “Parfois, pour donner de l’authenticité aux personnages, on a recours à ce qui est spécifique dans leur vie.”
Le storytelling comme «fondation»
Inutile, donc, de gommer la réalité pour créer un documentaire qui a le potentiel de voyager à l’international. Olena Decock suggère plutôt de travailler sur les “piliers universels du storytelling” pour doter son documentaire d’une solide “fondation” narrative. La conférencière identifie quatre piliers: les personnes, les émotions, les motivations (ou la quête) et le voyage (les conflits, les enjeux).
“Dans l’industrie du documentaire, nous défendons l’idée que les histoires universelles sont celles où l’on communique clairement l’essence des personnages, leurs émotions, leurs quêtes et leurs itinéraires [les conflits qu’ils traverseront]. Si vous puisez dans ces quatre éléments, vous ferez jaillir la valeur de votre histoire”, argumente la programmatrice aux Hot Docs.
Olena Decock fait remarquer que c’est en exposant une quête et des motivations claires tout au long d’un documentaire que l’on parvient à garder les spectateurs accrochés à l’histoire jusqu’aux crédits finaux.
Nicolas Lévesque, réalisateur du documentaire Les libres – gagnant du prix Cineli Digital au Marché des films de Cannes et en compétition dans la catégorie “Nouveaux regards” aux RIDM 2020 – acquiesce d’emblée à ce principe. «On comprend tous c’est quoi vouloir quelque chose, avoir une quête, avoir un problème à résoudre. Quand tu entres dans une histoire qui commence comme cela (en exposant une quête), tu n’as pas le choix d’embarquer comme spectateur.»
Dans Les libres, on se fait piéger dès la première scène. Nous assistons à l’entrevue de sélection d’un détenu nommé Pierrot, qui explique pourquoi il veut faire un stage de réinsertion sociale dans l’entreprise forestière Stagem. Les questions s’imposent d’elles-mêmes: sera-t-il accepté comme stagiaire? Ira-t-il jusqu’au bout? Vaincra-t-il ses démons intérieurs? Recommencera-t-il à consommer? Sera-t-il à nouveau un homme “libre”?
Plus tard dans le film, Nicolas Lévesque nous donne accès à l’intériorité de l’un de ses personnages, l’hyperactif Samuel, en le filmant dans une rencontre pour hommes violents où les confidences fusent. “J’ai toujours trouvé que les émotions étaient un bon véhicule de communication entre les humains. Quand on représente quelqu’un qui vit des émotions à l’écran, on éprouve spontanément de l’empathie pour lui”, explique le documentariste.
Langage cinématographique… langue universelle
En guise de conclusion à son atelier, Olena Decock a rappelé l’importance de soigner la production de son documentaire “en embauchant un concepteur sonore, un coloriste et ainsi de suite” afin d’atteindre les standards de qualité des documentaires qui sont sélectionnés dans les festivals internationaux.
Sans être en désaccord avec ce conseil, Jean-François Lesage pointe une autre raison tout aussi fondamentale de réfléchir à la “forme” que prend un projet de création documentaire. “Les gens qui vont dans des festivals sont d’abord et avant tout des amoureux de cinéma. Ils partagent une passion et des références communes de cinéphiles. Je pense que c’est aussi en faisant des explorations formelles et en poussant le langage cinématographique que l’on peut toucher les gens d’autres pays et d’autres cultures.”
“C’est important de bâtir un certain regard, renchérit Nicolas Lévesque. Comme cinéaste, il faut être à l’écoute de la lumière, du mouvement des corps. Dans Les libres, j’ai passé beaucoup de temps à observer la routine de mes personnages, j’ai placé la caméra en sachant ce qu’il allait se passer. Mon intention était de faire vivre des corps humains dans une usine.”
C’est effectivement ce “regard” que l’on cherche, lorsqu’on achète une passe et assiste à la programmation d’un festival de cinéma, incluant ceux dédiés aux documentaires.