Court, c’est mieux
Ceci est la première partie d'un article en deux parties sur la place des séries courtes dans l'industrie des écrans. La première partie est disponible ici.
Moins d’argent, plus de contrôle créatif?
Les créateurs de Tokens ont opté pour un format court parce que « le financement de la première saison a été difficile à obtenir », explique Trinni Franke. Le fait qu’il s’agisse d’une série Web nous a beaucoup aidés parce qu’il est possible de prendre plus de risques avec un format court – risque que les diffuseurs traditionnels ne prendront pas. De plus, nous avons réalisé assez rapidement que nous devions avoir cette preuve de concept pour vendre la série. Et ce n’est que lorsque nous avons réalisé la série que les diffuseurs et les bailleurs de fonds ont commencé à s’y intéresser. Ainsi, quand est venu le temps de chercher du financement pour la deuxième saison, nous avions déjà une feuille de route à présenter, et c’est à ce moment que le FMC est entré en scène. »

Le succès de la série sur Facebook ainsi que les nombreuses récompenses qu’elle a obtenues ont également contribué à garantir la réalisation d’une deuxième saison, laquelle a été distribuée par levelFILM et diffusée sur The Roku Channel. « Tokens est la toute première série de format court à avoir été sélectionnée pour un prix ACTRA. Nous étions donc en concurrence avec de grandes émissions comme Kim’s convenience et Workin’ Moms », ajoute Winnifred Jong.
Tokens est la toute première série de format court à avoir été sélectionnée pour un prix ACTRA. Nous étions donc en concurrence avec de grandes émissions comme Kim’s convenience et Workin’ Moms ».
Winnifred Jong - créatrice de Tokens
Aden Abebe a d’abord conçu virgins! comme une série de 30 minutes. « J’ai appris en cours de route que le format court permet d’avoir beaucoup plus de contrôle et de flexibilité quant au processus créatif et à la manière de produire. En revanche, à la télévision et au cinéma, plus il y a d’argent et d’investissements, plus les bailleurs de fonds courent de risques. Ils veulent donc concilier ces risques en employant des professionnel·les avec beaucoup plus d’expérience, ce qui est tout à fait logique. Mais pour moi, il était important d’avoir le contrôle de mon contenu et de ma vision, et si cela signifiait qu’il me fallait réduire l’échelle de mon projet, j’étais prête à le faire parce que je connais mon potentiel, même si les investisseurs ne le connaissent peut-être pas. Je connais mon potentiel et j’avais simplement besoin qu’on me donne l’occasion de le montrer. »
« Il faut penser sur le long terme, conclut Aden Abebe. Si j’avais fait un format plus long, j’aurais probablement pu gagner plus d’argent à certains égards, mais j’aurais eu moins de contrôle créatif et j’aurais couru le risque de voir mon projet et ma vision disparaître sous la direction d’autres personnes. Et je n’aurai peut-être plus jamais cette occasion, en tant que scénariste, d’écrire et de vendre un projet original. Je voulais donc m’assurer que, si je devais parier sur moi-même, je le ferais sans compromis. »
Du côté des diffuseurs, Zach Feldberg, directeur des productions en cours (comédie) et responsable des séries originales de Gem, déclare : « Nous prenons très au sérieux tout notre travail de développement, quel que soit le budget. Toutefois, il n’est pas faux de dire que si le budget est beaucoup plus élevé et qu’il s’agit d’un projet destiné à être diffusé à la télévision, on y portera une plus grande attention. Le projet fera probablement l’objet d’un examen plus approfondi pour cette raison, mais cela ne change pas vraiment notre approche, à savoir que nous cherchons vraiment à être aussi utiles et collaboratifs que possible. »
"J’ai appris en cours de route que le format court permet d’avoir beaucoup plus de contrôle et de flexibilité quant au processus créatif et à la manière de produire."
Aden Abebe - créatrice de virgins!
Le format court est également parfait pour des histoires uniques qui ne conviendraient pas à la télévision traditionnelle. « Le format est un peu différent, alors il peut convenir à divers contenus que l’on ne verrait pas nécessairement du côté de la télévision », précise Zach Feldberg.
« Tous les genres ne se prêtent pas à des formats longs, confirme Véronique Légaré. Il y a des perles qui sont sorties en format court sur notre plateforme et ailleurs aussi, et je ne vois pas comment ces projets auraient pu être réalisés en une heure. Ils auraient définitivement perdu en originalité. »
Cibler les publics négligés et les audiences de niche
La série virgins! d’Aden Abene est centrée sur quatre femmes dans la vingtaine qui sont « trop modestes pour la grande ville, mais trop dégourdies pour les familles d’Afrique de l’Est dont elles sont issues ». « La communauté mise de l’avant dans la série ne s’est jamais vue dépeinte d’une telle façon auparavant et a toujours rêvé de l’être, explique Aden Abebe. Lorsque j’étais enfant, je me souviens d’être allée à la bibliothèque de mon école primaire et d’y avoir trouvé un livre dont l’action se déroulait en Éthiopie et qui mettait en scène un garçon éthiopien. J’étais abasourdie. Je n’arrivais pas à croire que c’était réel. Je l’ai ramené à la maison. J’ai montré à ma mère, puis à ma tante. Je l’ai montré à mes cousins. Je n’en revenais pas de nous voir dans un livre. C’était très excitant. C’est dire à quel point nous sommes assoiffés de contenus auxquels nous pouvons nous identifier. »
La série a également trouvé un écho auprès d’autres publics que ceux des communautés d’Afrique de l’Est. « Lorsque j’ai créé la série, j’ai toujours cru que nos communautés la soutiendraient vraiment pour cette raison et avec la même énergie. Je ne savais pas si les autres communautés seraient aussi enthousiastes, mais je l’espérais. J’ai été agréablement surprise de constater que c’était le cas, et je suis donc très reconnaissante que les thèmes de la série aient trouvé un écho auprès d’un si large public. »
Mais à qui incombe la responsabilité de trouver et de développer les publics? La société de production de Aden Abebe a « assumé avec enthousiasme la responsabilité de promouvoir la série au maximum de ses capacités. » Aden Abebe et son équipe ont lancé de nombreuses initiatives, y compris des événements en personne et des produits dérivés, pour financer et promouvoir la série. « Je viens du secteur des organisations sans but lucratif et il est empreint d’une énergie très communautaire : nous sommes tous dans le même bateau. Il ne fait aucun doute que cette énergie a transparu dans la façon dont j’ai géré ma production. »
Au sujet des audiences, Zach Feldberg de CBC Gem explique : « Nous espérons que si de telles équipes parviennent à financer en partie leur projet et contribuent à créer leurs propres campagnes publicitaires dans le cadre de la production et lors du lancement, et si elles disposent d’une réelle autonomie, elles pourront travailler en partenariat avec les équipes de marketing internes de CBC, sans que cela ne leur enlève la liberté de s’adresser à leur public avec authenticité ».
Un modèle économique durable?
Le format court est-il un tremplin vers une carrière à la télévision ou constitue-t-il un marché à part entière?
« C’est la question à un million de dollars, déclare Zach Feldberg. Non seulement je répondrais que les deux sont possibles, mais je dirais que la réponse à la question évolue. Il y a trois ans, il y avait de nombreux acheteurs pour la programmation de format court aux États-Unis et des frais de licence décents. Il y avait un peu plus d’activité dans ce secteur. Je n’irais pas jusqu’à dire que cet enthousiasme a pris fin avec Quibi, mais cela a certainement eu un impact important sur cette partie de l’industrie, parce que la situation était connue de tous et que l’échec était flagrant. »
Leah Rifkin, présidente de Webseries Canada, est également d’avis qu’il peut s’agir à la fois d’un tremplin et d’un secteur d’activité à part entière. Toutefois, selon elle, « il est très rare que les séries Web soient rentables. Vous serez peut-être payé pour le travail que vous ferez, si vous obtenez un financement, mais il est difficile de faire des bénéfices. » Aden Abebe ajoute : « Il est vraiment difficile de créer une entreprise durable à partir des seules séries Web. On a l’impression que c’est un investissement énorme et que l’on obtient si peu en retour. Toutefois, un tel investissement est nécessaire pour atteindre un niveau plus élevé. »
Forte d’une expérience de plus de dix ans en tant que productrice avant de se joindre à TV5, Véronique Légaré estime que c’est « possible, mais pas simple à réaliser. J’imagine que c’est faisable, mais il faut bien faire ses calculs, car on travaille avec des budgets limités. » La différence réside dans la structure de l’entreprise. Selon Véronique Légaré, une entreprise individuelle qui recrute des équipes de pigistes pour réaliser un projet à la fois pourrait potentiellement s’en sortir sur ce marché. Toutefois, s’il s’agit d’une entreprise comptant de nombreux employés, il ne serait pas possible de survivre uniquement avec des séries courtes.
Nathalie Javault ne considère pas le format court comme un tremplin. « Ce n’est pas une première étape vers autre chose, c’est une étape en soi, et cela fait également partie de la grande famille du cinéma et de la télévision. Il est tout aussi amusant d’écrire un scénario qui ne fait que 12 pages que d’écrire un scénario de 60 pages. J’ai aimé écrire en format court et je serais heureuse de recommencer. »

Pour Aden Abebe, les séries Web sont à la télévision ce que les courts métrages sont au cinéma. « J’ai vraiment vu cela comme un tremplin [...] Je devais montrer que j’étais capable de le faire. » Alors que les frontières entre les formats s’estompent, Xavier Georges espère que les créateurs de contenu court seront en mesure d’appliquer leur expérience dans les demandes de financement pour un projet de long métrage, et vice versa.
Si le format court suscite un vif enthousiasme à travers le monde, les attentes à son égard ne sont pas claires. Il y a beaucoup de questions et très peu de consensus sur la place de la forme courte dans l'industrie des écrans. Ce mois-ci, Webseries Canada organise un sommet international pour répondre à certaines de ces questions, notamment concernant une définition commune du format, le modèle commercial et la distribution internationale. L'organisation a invité une trentaine d'intervenants du Canada, d'Australie, du Brésil, d'Allemagne, des États-Unis et de Hong Kong. Parmi eux figurent des directeurs de festivals, des bailleurs de fonds, des responsables politiques, des diffuseurs, des distributeurs, des spécialistes du marketing, des producteurs et des organismes de formation. Un rapport contenant des recommandations à l'intention du secteur sera publié à l'issue du sommet.