L’essor des séries courtes
Ceci est la première partie d'un article en deux parties sur la place des séries courtes dans l'industrie des écrans. La deuxième partie est disponible ici.
Les séries Web sont passées du statut de contenu amateur à celui de format primé, avec une valeur de production élevée et des possibilités de financement croissantes. Elles ont notamment permis de lancer des carrières et d’attirer des publics négligés. Aujourd’hui, beaucoup considèrent que le terme « série Web » est dépassé et utilisent plutôt le terme « série courte ». Ce format ne serait-il donc qu’un tremplin vers une carrière à la télévision? Ou bien les séries courtes constituent-elles un marché à part entière?
Une définition en évolution
« L’analogie à laquelle je reviens toujours est l’idée des spectacles off-Broadway, explique Zach Feldberg, directeur des productions en cours (comédie) et responsable des séries originales de Gem. Le format semble moins strict et ne tombe pas nécessairement dans les mêmes pièges que la télévision, dont le contenu doit être découpé à la seconde près en raison de l’horloge publicitaire – tant de minutes devant être accompagnées de tant de publicités. Bien sûr, Gem est une plateforme financée par la publicité, mais les séries que nous diffusons là, et exclusivement là, permettent de laisser libre cours à l’histoire, aux idées uniques, aux visions passionnantes et originales, d’ouvrir la voie et de laisser le contenu dicter la forme, ce qui est une chose impossible à la télévision, qui est une forme d’art totalement différente et qui répond à des attentes beaucoup plus strictes. »
En septembre, WebSeries Canada célèbre le dixième anniversaire de son festival. L’organisation à but non lucratif définit les séries courtes comme « un contenu, scénarisé ou non, distribué en courts épisodes sur une ou plusieurs plateformes numériques », explique Leah Rifkin, présidente de WebSeries Canada. Cette définition comprend « le contenu numérique d’abord, mais également le contenu vidéo qui est créé avec l’intention d’être distribué et monétisé idéalement sur des plateformes numériques telles que YouTube, Vimeo ou une plateforme tierce ». La durée des épisodes des séries de format court varie, mais elle se situe généralement entre 5 et 20 minutes, à quelques exceptions près. Webseries Canada fait toutefois une distinction entre les séries Web et le contenu généré par les utilisateurs.

Outre son changement de nom, le format bénéficie désormais de plus de possibilités de financement, de budgets légèrement plus importants et d’une valeur de production qui ne cesse de s’accroître. « Je pense que ce que nous considérons actuellement comme une « série Web » est tellement plus sophistiqué et tellement plus proche de la télévision dans de nombreux cas », précise Zach Feldberg.
Alors qu’il y a quelques années, l’essor des séries courtes était lié à l’augmentation du nombre de téléspectateurs sur mobile, aujourd’hui, les gens les regardent sur des écrans plus grands. Les visionnements de CBC Gem sur les téléviseurs connectés ont augmenté de 40 % d’une année à l’autre. « C’est là que de plus en plus de gens regardent CBC, de manière générale. Notre contenu doit donc s’inscrire dans cette expérience, explique Zach Feldberg. Il ne s’agit pas tant de l’adapter pour qu’il passe bien sur un iPhone. Je veux dire, il le fait. Mais nous savons que notre public évolue, donc, la question est la suivante : comment s’assurer qu’il correspond au reste du contenu que nous promouvons et programmons pour la télévision? »
Idéalement, il faut au moins 200 000 $ pour réaliser une très bonne série Web. C’est difficile de travailler avec moins. Nous l’avons déjà fait, mais c’est difficile. »
Leah Rifkin - productrice, et présidente de WebSeries Canada
Selon Leah Rifkin, l’amélioration de la valeur de la production est une conséquence directe de l’augmentation des possibilités de financement. « Les séries Web sont désormais prises plus au sérieux, en ce sens que les financements disponibles sont plus importants. Il y a dix ans, il n’y avait qu’une poignée de bailleurs de fonds et on avait l’impression qu’il n’y avait pas vraiment d’industrie pour soutenir cette production ».
Leah Rifkin, également productrice, explique qu’elle a récemment réalisé une série courte avec un budget de 100 000 $. « Juste assez d’argent pour bien faire les choses, dit-elle. Idéalement, il faut au moins 200 000 $ pour réaliser une très bonne série Web. C’est difficile de travailler avec moins. Nous l’avons déjà fait, mais c’est difficile », ajoute-t-elle.
Véronique Légaré, cheffe des contenus de Créateurs en série, mis sur pied par TV5, confirme une augmentation des budgets dont bénéficie le programme. Créé il y a 15 ans et anciennement connu sous le nom de Fonds TV5, le programme Créateurs en Série finance les séries courtes francophones partout au Canada. « Nous sommes plus généreux que jamais. Nous nous sommes adaptés aux coûts de production. Nous savons que même si le format des projets est court, la qualité est exceptionnelle. Nous avons donc rectifié le tir. Et nous diffusons désormais toutes nos séries, non seulement en ligne, mais aussi à la télévision. » Pour être admissibles, les projets doivent comporter un minimum de six épisodes de 6 à 12 minutes chacun, pour une durée totale de 24 minutes, ce qui correspond au format des demi-heures télévisuelles de TV5. Le programme de financement exige intentionnellement une durée totale équivalente à 24 minutes, afin de facilement pouvoir diffuser les séries sur la chaîne.
Un tremplin vers la télévision?
Les séries courtes peuvent être une porte d’entrée accessible dans l’industrie de la télévision. Letterkenny a fait ses débuts sur Youtube. Revenge of the Black Best Friend est en train d’être transformé en série télévisée . Aux États-Unis, Awkward Black Girl a lancé la carrière d’Issa Rae.
D’ailleurs, le succès de cette dernière a inspiré Aden Abebe, la créatrice de virgins!. Alors qu’elle prévoyait initialement un projet photographique, Aden Abebe s’est rapidement rendu compte qu’un contenu scénarisé permettrait de mieux dépeindre les nuances et les diverses facettes de l’histoire qu’elle souhaitait raconter.

« J’ai travaillé à l’écriture de quelques scénarios qui constitueraient une bande-annonce conceptuelle, se rappelle-t-elle. Nous avons commencé à sortir ces petits clips le jour de la Saint-Valentin, naturellement. Le projet a suscité beaucoup d’enthousiasme, alors nous avons organisé une fête de lancement. Encore une fois, l’enthousiasme était à son comble. La soirée s'est déroulée à guichets fermés, dans un espace très rempli. »
Par le biais de Black Women Film! Canada, elle a pu participer à un événement réseautage rapide avec des dirigeants de CBC. « Avant, je n’avais aucun point d’entrée dans cet univers. Je ne voyais pas comment je pouvais y accéder. Donc, une fois que j’y suis entrée, j’y suis restée. »
Les séries courtes peuvent également être avantageuses pour les personnes qui ont déjà un réseau et une expérience dans l’industrie du cinéma. Bien qu’elle travaillait déjà dans l’industrie télévisuelle, Winnifred Jong avait du mal à passer de scripte à réalisatrice. « Après de nombreuses tentatives, j’en suis arrivée à la conclusion que la meilleure façon de m’y prendre était de réaliser mon propre projet », explique-t-elle. Elle a fait équipe avec une collègue, Trinni Franke, une productrice qui cherchait à acquérir plus d’expérience dans la production créative. En 2017, par l’entremise de Women in the Director's Chair, elles se sont qualifiées pour le programme de production à micro-budget de Téléfilm (maintenant le programme Talents en vue), qui finançait à l’époque des séries courtes ainsi que des longs métrages.
Leur série, Tokens, caricature l’idée absurde que, tant qu’une émission met en vedette un talent racisé, celui-ci peut jouer n’importe quel rôle purement symbolique. Chaque épisode de la première saison est raconté du point de vue d’un acteur·rice. « Même dans ces situations absurdes, les personnages parviennent à s’en sortir, souvent pas tout à fait comme ils l’avaient prévu », explique Mme Franke.

La série Justine à St. John’s de TV5 est un autre exemple de scénario qui remet en question les stéréotypes existants à la télévision. Elle a été inspirée par la série de Netflix intitulée Emily in Paris. Nathalie Javault, créatrice de la série, est une Française qui a immigré à Montréal il y a cinq ans. Après avoir suivi un cours de scénographie, elle a été mise en contact avec Xavier Georges, un producteur et concepteur de production expérimenté. Xavier Georges lui a offert un emploi… à St. John’s (T.-N.-L.).
Des années après avoir déménagé à Terre-Neuve-et-Labrador, Nathalie Javault s’est inspirée de cette expérience de choc culturel pour écrire son premier projet. « En deux jours, six personnes m’ont demandé si j’avais vu Emily in Paris. Je suis originaire de Paris. Et chaque fois que quelqu’un me dit de regarder une série se déroulant à Paris, vue par des Américains, ça me fait grincer des dents. C’est américanisé, ce n’est pas le vrai Paris, tout est faux. En tout cas, pour moi, ça sonnait faux. Je me suis dit qu’il fallait plus d’authenticité. Et puis je me suis dit : ce qu’il faudrait, c’est voir la Parisienne à Saint John’s. Voilà qui serait authentique. C’est elle qui, justement, vient du faux et redécouvre l’authenticité. C’est comme ça que l’idée est née. »
Nathalie Javault s’est donc associée à Xavier Georges, qui est également le fondateur de Sibelle Productions!, la première société de production francophone de Terre-Neuve-et-Labrador. À l’époque, la société se concentrait sur la production de documentaires. Mme Javault et M. Georges y voyaient tous les deux une occasion de mettre en valeur leur talent. « Dès le départ, nous y avons vu la possibilité de faire nos preuves dans le domaine de la fiction, explique M Georges. Pour nous, c’était clairement un investissement [dans nos carrières] ».
Avec ou sans expérience dans le domaine, les aspirant·e·s showrunners peuvent faire avancer leur carrière grâce à la production de courts métrages.
La deuxième partie explorera les possibilités qu'offre le format court aux créateurs, notamment le fait de disposer d'un plus grand contrôle créatif et de cibler des publics de niche.