Les webséries sortent de l’ombre
D’importants joueurs de l’industrie, comme Vivendi, misent gros sur les webséries en lançant de nouvelles plateformes (Studio+ et Blackpills) qui s’inscrivent dans une tendance lourde : le visionnement de vidéos à partir d’appareils mobiles.
« Les webséries existent depuis au moins 20 ans, mais elles ont désormais – et enfin – un avenir. » C’est ce qu’a déclaré Joel Bassaget, auteur du blogue Web Séries Mag, en ouverture du Marseille Web Fest 2016.
Longtemps synonymes d’amateurisme, les webséries attisent depuis plusieurs années les convoitises des chaînes de télévision. Dès 2010, Radio-Canada lançait sa plateforme de vidéo à la demande ICI TOU.TV, laquelle propose depuis ses débuts de nombreuses webséries. Quatre ans plus tard, CBC mettait en ligne Punchline (rebaptisée CBC Comedy en 2016), qui présente des webséries à saveur humoristique.
En Angleterre, la BBC a lancé sa première websérie en 2011, alors que, de l’autre côté de la Manche, le groupe France Télévision a lancé une plateforme dédiée exclusivement aux webséries de fiction (Studio 4) à la fin de 2012.
Mais dernièrement ce sont de véritables mastodontes des médias qui ont manifesté un vif intérêt pour ce [pas si] nouveau format. Pensons notamment au lancement à la fin de 2016 de l’application Studio + par Vivendi, maison mère de Canal+, en collaboration avec Telecom Italia, et au lancement prévu au printemps 2017 de Blackpills – une offre rivale proposée par Daniel Marhely, créateur de Deezer, et Patrick Holzman, cofondateur d’Allocine. Blackpills a obtenu le soutien financier de l’opérateur Internet et télécom Free.
Mais qu’est-ce qui pousse ces géants des médias à miser autant sur les webséries ?
Hausse du marché du mobile
Ce n’est plus un secret : la vidéo est omniprésente sur tous nos écrans. Il suffit de prendre connaissance des derniers chiffres rendus publics par YouTube pour s’en convaincre : 1 milliard d’utilisateurs et des centaines de millions d’heures de vidéos visionnées chaque mois.
Cependant, il y a une nouveauté de taille : plus de la moitié des vidéos sont regardées à partir d’un appareil mobile. Grâce à l’évolution des écrans des appareils mobiles et au développement de la technologie 4G, les usagers consultent de plus en plus de contenu vidéo en situation de mobilité.
Ces petits « temps morts » du quotidien (en transit, dans la salle d’attente, pendant la pause-café, etc.) n’excèdent pas la dizaine de minutes, ce qui explique le succès phénoménal des formats courts sur le Web.
Un public jeune, enjeu crucial pour l’avenir
Par ailleurs, les plus grands consommateurs de vidéo sur Internet sont les fameux milléniaux. Ces derniers représentent la cible de choix des chaînes de télévision qui cherchent à rajeunir leurs auditoires de même que de grandes entreprises en quête de nouveaux clients.
L’Observateur des technologies médias estime que, durant l’automne 2016, 80 % des Canadiens âgés de 18 à 34 ans ont utilisé leur téléphone intelligent pour regarder des vidéos en ligne. C’est d’ailleurs le mobile, et non l’ordinateur ou la tablette, qui est l’appareil le plus utilisé par ces jeunes adultes pour consommer de la vidéo sur le Web.
Une tendance similaire s’observe dans de nombreux autres pays. Dans une infographie publiée en 2016, Médiamétrie nous révélait que, en France, 95 % des 15 à 24 ans consomment de la vidéo sur ordinateur, mobile ou tablette au moins une fois par mois, contre une moyenne de 70 % parmi tous les internautes.
Il n’est donc pas étonnant qu’Instagram, le service de mise en ligne de photos et de vidéos propriété de Facebook, a décidé de produire Shield 5 – une série en 28 épisodes de 15 secondes chacun – en février 2016.
De petites séries à grands moyens
Pour attirer cette génération habituée aux séries à gros budget, les nouveaux acteurs du secteur ne lésinent pas sur les moyens.
Dans le cas de Studio +, lancée simultanément en Europe et en Amérique latine, l’ambition affichée par le groupe Canal+ est d’attirer des abonnés pour leur faire découvrir des créations originales de courte durée, comme le road movie Tank (en format 10 x 10 minutes) ou encore Kill Skills, qui suit un tueur à gages à Londres. L’offre est enrichie chaque semaine par de nouveaux épisodes et de nouvelles productions originales qui seront complétés par des acquisitions internationales.
Une fois le mois d’essai écoulé, l’application coûte 4,99 euros (soit un peu plus de 7 dollars canadiens) par mois, ou 1,99 euro si l’utilisateur est abonné à Canal+. Vivendi a budgété des investissements de 35 millions de dollars dans ses créations en 2016-2017. Le budget moyen d’une série Web produite par Studio + se situe autour d’un million d’euros.
De son côté, Blackpills a commandé une première série (également en format 10 x 10 minutes), Killer’s School, de Luc Besson. Inspirée de Nikita et de Kick-Ass, cette série bénéficie d’une distribution européenne et américaine, ce qui témoigne éloquemment de son ambition internationale. Le public visé est nettement celui des milléniaux, comme le confirme une autre commande, Junior, une websérie portant sur les ados dont la commande a été confiée à Zoe Cassavetes.
Pour ces deux opérateurs, le format 10 x 10 minutes semble déjà être devenu la norme, ce qui n’est pas le cas pour les plateformes Web de France Télévision, d’ARTE ou de la Radio Télévision Belge Francophone (RTBF).
Une nouvelle « nouvelle vague » ?
Mais l’intérêt récent manifesté par de grands groupes pour la websérie ne doit pas nous faire oublier que les webséries se sont initialement développées comme un espace de liberté. Elles permettaient à de jeunes auteurs issus de la culture Web de parler de science-fiction (Le Visiteur du Futur) ou d'heroic fantasy (Noob) ou encore de proposer des comédies extrêmement décalées. Tous ces genres, jugés trop clivants pour attirer de grands publics à la télévision, parvenaient à se constituer un public dans un des multiples créneaux qu’abrite Internet.
Cette génération de jeunes auteurs exercera désormais son influence sur l’avenir de la vidéo, que ce soit en ligne ou ailleurs. « Je parle systématiquement de “nouvelle vague” quand j’évoque les webséries, déclarait Joel Bassaget en ouverture du Marseille Web Fest 2016, parce que je pense que, naturellement, la “culture” des webséries viendra à terme “infecter” celles du cinéma et de la télévision avec de plus en plus d’auteurs formés à des méthodes de production plus rapides et moins coûteuses, des créateurs pour qui il n’y a pas de problème sans solution. »
Industrialisation Vs liberté
De la même manière que la télévision n’a pas remplacé le cinéma, les webséries ne sont pas vouées à remplacer les séries télévisées, d’autant plus que, depuis l’arrivée d’acteurs comme Netflix, la frontière entre le Web et la télévision tend à s’estomper...
Cependant, si les webséries semblent avoir devant elles un avenir radieux, leurs auteurs ne doivent pas oublier pour autant ce qui a fait leur succès : la liberté, la créativité et l’originalité. En bref, elles vont devoir s'industrialiser tout en conservant la liberté de ton qui fait partie intégrante de leur ADN.