Création autochtone : au-delà des frontières
On remarque depuis quelques années un foisonnement de récits autochtones dans le paysage médiatique canadien.
Des films comme Aberdeen, Night Raiders, Hey, Viktor! et Blood Quantum ainsi que des séries télé telles que Little Bird, Bones of Crow: The Series et Thunder Bay pointent les projecteurs sur des expériences autochtones racontées à travers divers genres, de la saga historique au film d’horreur en passant par la comédie.
Mais il y a tant d’histoires à raconter! Imaginez ce que nos artistes autochtones pourraient accomplir s’ils parvenaient à s’associer à d’autres conteurs et conteuses autochtones de partout au Canada et même dans le monde, afin de révéler des expériences communes et de faire découvrir de nouvelles cultures au public.
Tel était le thème de la table ronde Indigenous PERSPECTIVES on New Models for Co-Productions (NDLR : Perspectives autochtones sur les nouveaux modèles en matière de coproductions) qui s’est tenue cette année au Festival international du film de Toronto (TIFF).
Animée par Adriana Chartrand, chef d’équipe, responsable des initiatives autochtones et analyste de contenu à Téléfilm Canada, la séance réunissait Kerry Swanson, directrice du Bureau des écrans autochtones du Canada (BEA), Anne Lajla Utsi, directrice de l’Institut international du film sâme, situé en Norvège, et Mitchell Stanley, producteur wiradjuri de Brisbane, en Australie.
Madame Chartrand a rappelé à l’auditoire que les coproductions sont régies par des traités audiovisuels établis par le gouvernement fédéral et que le Canada en compte près de 60; ces ententes avec d’autres pays permettent les coproductions.
« Il existe une entente de coproduction entre la Norvège et le Canada, a souligné madame Utsi. Mais il y a un article dans cette entente qui exclut les langues sames et, du côté canadien, toutes les langues autres que le français et l’anglais. Cela signifie que le film doit être en anglais, en français ou en norvégien. Voilà un exemple concret du type de défis que posent ces ententes nationales. »
« Nous planchons sur ce problème depuis un moment déjà, a ajouté Kerry Swanson. C’est un exemple qui révèle clairement l’intrication des barrières pour les créateurs et créatrices autochtones dans le langage bureaucrate qui a servi à rédiger ces ententes de coproduction. Ces traités ont été établis entre les nations sans aucune considération pour les contenus autochtones, parce qu’à l’époque de leur rédaction les Autochtones étaient exclus de l’industrie. Il n’y avait donc pas de point de vue autochtone au moment des négociations, quand ces traités nationalistes ont été créés. »
« On a pris beaucoup de choses aux peuples autochtones au fil du temps, a ajouté Mitchell Stanley. L’une des dernières choses qui nous restent, que nous avons pu transmettre de génération en génération, ce sont nos histoires. C’est pourquoi nous accordons autant d’importance à la façon dont elles sont racontées. Nous sommes aujourd’hui dans une position où nous pouvons les raconter nous-mêmes. Désormais, notre perspective est la suivante : il n’y aura pas d’histoires sur nous sans nous. »
Comme l’a expliqué Anne Lajla Utsi, il existe des exemples de simplification du processus de coproduction entre les pays.
« L’Institut du film Sámi (Sámi Film Institute) soutient les cinéastes sâmes de Norvège, de Suède, de Finlande et de Russie. Comme notre peuple vit dans ces quatre pays, nous ne connaissons pas vraiment de frontières. Ainsi, même si notre financement nous vient surtout de la Norvège, l’argent est distribué aux cinéastes sâmes, quel que soit le pays où ils se trouvent. »
Le Fonds des médias du Canada a adopté des mesures en début d’année pour atténuer le problème en offrant un peu plus de souplesse pour les projets menés par des autochtones, y compris deux mesures destinées aux créateurs et créatrices autochtones du nord circumpolaire.
« La flexibilité que le FMC offre aux autochtones de l’Arctique permet à d’autres producteurs et productrices autochtones d’agir comme producteurs minoritaires dans les coproductions, ce qui est un pas dans la bonne direction, et c’est formidable », a lancé madame Utsi.
Téléfilm Canada a également fait un pas en avant cette année en sélectionnant neuf cinéastes autochtones de l’Arctique pour son programme cinématographique de formation et de mentorat Witness 2024. Selon madame Utsi, les cinéastes étaient très enthousiastes de pouvoir réaliser leurs films.
« Ces cinéastes de l’Arctique – que ce soit au Canada, au Groenland sâme ou en Alaska – réalisent de très courts documentaires sur les changements climatiques qui sont tous projetés ensemble. Et le volet formation est très important. »
Il faut souligner que les créateurs et créatrices autochtones du Canada se heurtent à un obstacle supplémentaire, soit celui de la mobilité. En effet, l’industrie tend à compliquer les choses pour ceux et celles qui essaient de tourner en dehors de leur province d’origine.
« Au Canada, nous avons des crédits d'impôt attribués par les provinces, a expliqué madame Swanson. Tourner dans une autre province est donc un problème pour les productions qui misent sur des équipes issues de leur communauté. Mais un programme de développement sectoriel a été mis sur pied pour offrir de la formation et de l’éducation, tout ce qui peut aider à favoriser la croissance du secteur autochtone de l’écran, et nous avons constaté que beaucoup de producteurs et de productrices accèdent à ces programmes, puis font venir des personnes de leur territoire pour travailler sur leur film. »
Madame Swanson est revenue sur la façon dont cette initiative a aidé l’actrice et réalisatrice Kaniehtiio Horn lors du tournage de son premier long métrage, Seeds.
« Elle est originaire de Kahnawake, dans la province de Québec, elle a tourné son film en Ontario, et elle a participé au programme de formation pour pouvoir amener ses artisans de Kahnawake sur le plateau de tournage. Elle dit que ça a eu une incidence importante pour elle, qui en était à sa première expérience en tant que réalisatrice, d’être entourée de ses gens. C’était bien de se sentir ancrée dans la réalité grâce à ces personnes qui venaient du même endroit et qui parlaient la même langue qu’elle, ça aide quand vous tentez d’accomplir une chose à la fois difficile et stimulante. »
Les panélistes étaient tous absolument d’accord sur l’importance d’avoir la possibilité d’entrer en contact avec d’autres créateurs et créatrices autochtones. Il y a non seulement un niveau de confort dans le fait de travailler ensemble, mais il y a aussi un avantage financier.
« Je sais que c’est typique des producteurs de souligner une telle chose, mais quand vous êtes assis dans une salle pleine de créateurs et créatrices, la seule première semaine passée dans une ‘’story room’’ peut coûter des dizaines de milliers de dollars », a rappelé Mitchell Stanley. C’est une chose que j’ai vécue à plusieurs reprises. Lorsque, dans cette salle, il n’y a que quelques autochtones et que les gens ne s’entendent pas sur le scénario, si vous avez cinq jours devant vous, deux de ces cinq jours seront consacrés à expliquer en quoi des détails de l’histoire ne correspondent pas à la culture. Si vous vous asseyez avec des cinéastes autochtones ou des personnes de couleur, vous ne passerez pas deux jours à expliquer ce type de choses. »
La longue liste de défis et d’obstacles auxquels sont confrontées les coproductions s’atténue peu à peu, un traité à la fois. L’industrie du cinéma et les agences gouvernementales reconnaissent que des changements sont nécessaires, et les choses changent petit à petit.
« Nous avons eu droit à un exemple très intéressant de collaboration transfrontalière entre le Canada et les États-Unis, a rappelé monsieur Swanson. L’émission Reservation Dogs compte sur beaucoup de talents canadiens, devant et derrière la caméra, et bénéficie d’un budget énorme. Disney/FX mise sur des talents canadiens pour réaliser cette super émission que nous aimons tous. C’est un autre modèle à suivre. Comment pouvons-nous favoriser davantage d’occasions de collaboration de ce genre? Si nous n’agissons pas, nous passons à côté de l’occasion de faire le meilleur travail possible. »
Non seulement les coproductions sont des occasions de créer des films et des émissions de télévision de grande qualité, elles sont également cruciales pour soutenir l’identité autochtone.
Selon Mitchell Swanson, « pour exprimer leur autodétermination et leur souveraineté narrative, les peuples autochtones doivent avoir la chance de travailler avec d’autres peuples autochtones. Quand on y pense, ces frontières sont arbitraires et elles séparent les peuples autochtones les uns des autres, les empêchant de collaborer. »