Créer ensemble, confinés: l’impact du télétravail sur les processus de création collective

On a fait grand cas de la capacité des créatrices et créateurs individuels à maintenir leur capacité créative durant la pandémie, les effets du confinement et d’un contexte social tendu pouvant affecter négativement la créativité. Inversement, Philippe Jean Poirier s’est penché, dans ces pages, sur l’exploitation du narratif pandémique comme source d’inspiration.

Pourtant, une partie importante de la production contemporaine n’est pas l’acte de génies isolés, mais de collectifs qui organisent le travail intellectuel de création afin de générer une œuvre, une série, un film, un jeu. Ainsi, le concept de studio, de compagnie ou de maison de production – bien qu’elle fasse intervenir des individus de grand talent – ne se résume pas à l’addition consécutive de contributions individuelles. Le tout, comme le veut l’adage, représente plus que la somme des parties.

Le célèbre sociologue Howard Becker, reconnu pour son travail sur la déviance et les outsiders, publiait en 1976 une étude concluant que tout acte artistique est en fait un acte collectif. Entre la mise à disposition des outils de création, la définition des conventions artistiques et la diffusion des œuvres envers le public, aucun créateur, même individuel, n’échappe à la dimension collective. 

Des obstacles difficiles à surmonter

Il est évident que l’isolement des individus et la reconfiguration des rapports de collaboration provoqués par la pandémie ont affecté l’ensemble des processus et mécanismes de création, particulièrement dans le vaste domaine de l’audiovisuel.

Le webzine Inverse a publié une série de courts entretiens avec des dirigeants du monde du jeu vidéo.

Ces leaders partagent de nombreux aspects qui constituent des pertes nettes en matière de création collective :

-        des difficultés techniques et technologiques, dont certaines demeurent des enjeux, 18 mois plus tard

-        une réduction drastique des opportunités informelles (rencontres de couloir, temps non-structuré après les heures de travail, etc.)

-        la difficulté de maintenir aussi des processus comme la révision «socialisée» des prototypes, des caractéristiques, de l’art et du code qui se faisait de manière itérative et immédiate, en présentiel.

D’autres  évoquent le manque que représentent les grands rendez-vous de l’industrie – qu’ils soient annulés, reportés ou convertis en assemblées virtuelles – et l’impact que cela a eu sur la découvrabilité des contenus «en cours» et des propriétés intellectuelles émergentes, qui constituent pour plusieurs des sources d’inspiration pour la création et la production de leurs propres œuvres.

Temps, talent, énergie : l’écart créatif se creuse entre les entreprises

Si plusieurs reconnaissent les obstacles à la création que représente le télétravail, chacun  propose des pistes de solutions: un «salon» Zoom ouvert en permanence, une meilleur habileté à gérer les créneaux horaires, des communications formelles quotidiennes de la direction, voire même l’envoi de matériel, de cadeaux et de surprises par courrier arrivant directement chez les employés… Certaines organisations ont rivalisé d’inventivité pour maintenir le lien et entretenir la culture de l’entreprise au sein de leurs équipes.

Car effectivement, l’enjeu de la création collective dans le contexte du télétravail ou du travail hybride est somme toute un enjeu de culture organisationnelle. On observe depuis maintenant près de deux ans que les mesures mises en place par les studios et les productrices et producteurs, varient énormément sur le plan technique et humain, ainsi que dans leur intensité,richesse et régularité. Celles-ci reflètent les croyances et les valeurs qui, souvent, pré-datent la pandémie, et n’ont fait que les ancrer davantage face au contexte sanitaire imprévisible.

Les auteurs de Time, Talent, Energy: Overcome Organizational Drag and Unleash Your Team’s Productive Power, Éric Garton et Michael Mankins expliquent dans un article récent que la pandémie a eu tendance à accroître l’écart entre les entreprises qui performent dans la gestion du temps, l’affectation des talents et la mobilisation de l’énergie créative, et celles qui peinaient déjà à ces niveaux avant la pandémie et qui ont continué d’accumuler du retard depuis deux ans.

Les auteurs considèrent notamment la productivité du travail créatif, et en concluent qu’une organisation proactive au niveau de la création collective dans le contexte de la pandémie a mené à une augmentation de l’ordre de 10% pour les entreprises mieux adaptées, et à une baisse de 3 à 6% de la productivité pour celles qui ne l’étaient pas.

Tous les secteurs ne sont pas égaux face à ces enjeux

Cette évolution fait aussi la part belle aux secteurs de création qui dépendent moins de la coprésence en matière de «produit»: le cinéma et la télévision d’animation, le jeu vidéo et toutes les autres formes de création numérique qui ne font pas intervenir d’actrices et de comédiens risquent d’évoluer plus rapidement encore.

Comme l’écrit la professeure Mihaela Mihailova, toutefois, l’idée que la production d’animation n’a pas été impactée par la pandémie est un mythe. L’interruption des flux de travail, l’isolation et les conditions matérielles sous-optimales qu’ont vécu l’ensemble des acteurs de l’industrie ont également été ressenties par les studios d’animation.

Il n’en demeure pas moins que l’explosion de l’intérêt envers la production de séries et de cinéma d’animation – qui avait débuté bien avant la pandémie – a profité d’un alignement des astres pour se poursuivre. Le Canada n’est pas en reste, avec des studios indépendants comme Atomic Cartoons, Guru ou Digital Dimensions, qui ont chacun remporté de nombreux nouveaux projets de création ces derniers mois.

La création collective a vécu une période plus difficile qui confirme la nécessité, même ponctuelle, de rencontres en personne afin de développer la culture, les réflexes et les mécanismes de création qui permettent aux équipes et aux studios de performer à leur meilleur.

Face à la contrainte et aux désavantages nombreux qu’ont provoqué cette crise sanitaire, plusieurs initiatives ont été mises en place, particulièrement par les organisations qui disposaient déjà d’une culture d’entreprise forte. L’instauration de modes de travail hybrides sera assurément un phénomène à surveiller à la lumière des dynamiques de création dans le domaine des médias. 


Francis Gosselin
Francis est docteur en économie et entrepreneur en série. Consultant et aviseur auprès de dirigeants et de conseils d’administration, il est également président de Norbert Hill et président du conseil de FailCamp, une OBNL dédiée à la promotion de l’entrepreneuriat et de l’apprentissage. Il a travaillé comme consultant dans le domaine de l’éducation, des médias, de l’immobilier et des services financiers pour des clients comme Ubisoft, l’École Supérieure de Gestion—UQAM, Radio-Canada, Lune Rouge, BNP Paribas, Allied Properties et l’Institut de Développement Urbain. Croyant fermement aux vertus de l’engagement social et philanthropique, il siège sur le Conseil d’administration du festival MUTEK, et est membre du Club des 100 jeunes philanthropes d’HEC Montréal. Il élève depuis 2012 des chiens MIRA destinés à des personnes dans le besoin, en plus de contribuer financièrement à cette cause importante.
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