Documenter le sensible: la délicate question du consentement
Faire un documentaire sur les réalités d’une personne racisée, trans, marginalisée ou survivante d’un traumatisme pose des enjeux éthiques: comment amener la personne à raconter son histoire sans réactiver le traumatisme ou l’exposer à de nouveaux préjudices ? Parmi les bonnes pratiques, le consentement du sujet doit être placé au cœur de la démarche documentaire. Cette question délicate a été abordée en novembre dernier, lors de la conférence Naviguer le sensible, aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM).
Lorsque la cinéaste Lamia Chraibi a amorcé le tournage de son court métrage Comme une Spirale (2024), en 2022, elle et son équipe de production utilisaient une «quittance» dans laquelle les protagonistes acceptent que leur image soit utilisée, sans droit de regard. Une clause tout ce qu’il y a de standard de l’industrie: d’une part, pour préserver la liberté de création de l’auteur·trice, mais aussi et surtout, pour rassurer les bailleurs de fonds qu’un film sera bel et bien produit à la fin de l’exercice documentaire. Mais rapidement, la clause s’est avérée inadéquate pour raconter la réalité de cinq femmes de Beyrouth, travailleuses domestiques migrantes sous le système de la Kafala.

En effet, lorsque Lamia Chraibi a voulu filmer un événement tenu par l’organisme de soutien aux femmes Anti Racism Movement (ARM), cet organisme a exigé que l’équipe de production modifie sa quittance pour accorder aux femmes présentes à l’événement le droit de regard sur l’utilisation de leur image dans le film. «Ça a été une grande réflexion, puis une grande remise en question de la façon dont on procède dans cette industrie», reconnaît la documentariste maroco-québécoise. «On ne peut pas tenir pour acquis que les personnes filmées vont accepter la manière dont on les présente à l’écran. Elles doivent pouvoir changer d’avis à tout moment.» De ce fait, la cinéaste a non seulement décidé de modifier la quittance pour l’événement, mais l’équipe de production a appliqué ce principe à tous les protagonistes pour la suite du tournage. «Un visionnement a été organisé avant le picture lock, pour s’assurer que tout le monde était à l’aise avec le résultat final.»
Ce consentement a bien sûr une limite: la diffusion de l’œuvre. «Dans le système de production actuel, nous sommes financés par des institutions publiques», rappelle Vuk Stojanovic, producteur du long métrage Billy (2024). Nous devons produire un film qui sortira en salle ou qui sera diffusé à la télévision ou sur une plateforme. Au niveau juridique, le consentement doit être signé de façon très claire. Nous ne forçons personne [à signer], mais c'est sûr qu’un protagoniste qui accepte de participer à un film ne pourra pas se retirer après la diffusion du projet.» Dans le documentaire Billy, réalisé par Lawrence Côté-Collins, la démarche était d’autant plus importante que le protagoniste principal (Billy Poulin) était un détenu souffrant de schizophrénie. «Le consentement de Billy a été testé à plusieurs reprises, dont au moment de la signature, en présence d’avocats, pour valider que son consentement était bien réel», confirme le producteur.
Bien expliquer le projet, respecter les limites de chacun
Évidemment, il ne faut pas s’arrêter à une signature sur un document légal. Le consentement doit être validé et re-validé, à toutes les étapes de création. «Dans le documentaire, ça prend beaucoup de bienveillance, insiste Vuk Stojanovic. On demande à des gens de nous donner accès à une partie de leur vie, ou à des facettes d’eux-mêmes, et nous, on va gratter là-dedans pour aller chercher ce qui nous intéresse. Il faut toujours faire attention à la manière d’approcher les protagonistes, ne pas aller plus loin que leurs limites, ne pas les bousculer. S’ils ne veulent pas aborder un aspect du sujet, il faut le respecter. Et si on juge que c’est important, c’est à nous de trouver une autre manière d’y arriver, tout en les gardant confortables.»
Parfois, il suffit d’attendre que l’idée fasse son chemin. Dans le documentaire LARRY (iel) (2024), la cinéaste Catherine Legault voulait faire intervenir les parents de la protagoniste principale, Laurence Philomène, une artiste qui documente sa transition sur Instagram. Or, au départ, ceux-ci n’étaient pas à l’aise de participer. «Ça ne mettait pas le projet en péril, mais c’était un élément important que l’on voulait intégrer. Et pour être complètement transparente, ça a causé son lot de stress. Toutefois, je pense qu’ils avaient leur propre cheminement à faire. Ils ont dû se familiariser avec la démarche de la cinéaste. Il y avait une confiance à bâtir», a expliqué la productrice Isabelle Phaneuf-Cyr, lors des RIDM.

Droit de regard « absolu »
Pour le documentaire L’Audience (2023), la cinéaste Émilie B. Guérette a choisi d’accorder un droit de regard sur «absolument tout» à la protagoniste du film, Peggy Nkunga Ndona, en faisant d’elle sa co-réalisatrice. «Peggy et moi avons réalisé le film ensemble», avait expliqué la documentariste montréalaise, lors de la table ronde Changer le monde un film à la fois, tenue lors des RIDM 2023.
«C’est une posture, a-t-elle poursuivi. Si j'inclus, si je fais de la cocréation, si on dialogue ensemble, si la protagoniste a un droit de regard sur absolument tout, est-ce que je perds ma liberté de création, ma voix d'auteur ou mon indépendance? Je ne crois pas. En tant que femme blanche québécoise avec des diplômes universitaires, j'ai beaucoup de privilèges. Ma question personnelle, c'est: comment je peux utiliser ces privilèges-là pour les mettre au service d'autrui? Et comment je peux partager ce pouvoir-là pour aspirer à un monde meilleur?»
Cette «posture» a mené à des conversations «difficiles», reconnaît la cinéaste. Par exemple, cette dernière voulait inclure des passages d’entrevue où Peggy exprimait de la colère et posait un regard très critique face à ce qu’elle vivait. «Je trouvais ces moments extraordinaires, mais Peggy, elle, ne souhaitait pas que ce soit dans le film. Jusqu’où je vais insister? C'est son histoire, c’est son visage, c'est elle qui est représentée. J’ai préféré retirer ces passages pour que Peggy soit fière du film.»
Présente à la table ronde, Peggy Nkunga Ndona a expliqué pourquoi elle avait posé certaines limites. «Vivre une audience au Canada, ça a été un choc pour moi. Je vis dans ce système, mais je ne veux pas qu’il me détruise. Je sais que c’est pour un temps et que ça passera. Je ne veux pas que ça me détruise ou que ça me change. Je veux rester moi et je veux garder mes valeurs, pendant que je traverse ce moment difficile.»
Bonnes pratiques pour aborder un sujet sensible dans un documentaire |
- Avant de commencer en tournage, se familiariser avec le concept de «narration éthique»;
- Gagner la confiance des communautés concernées par le sujet;
- Faire appel à des experts en traumatisme, tel un psychologue;
- Garantir un consentement «continu», tout au long du projet;
- Se concentrer sur le bien-être de l’équipe, en créant un environnement de travail inclusif;
- Faire des mises au point régulières, avec les protagonistes et les membres de l’équipe de tournage.
Source: Keira Seidenberg, représentante de la Fondation canadienne des femmes, conférence Naviguer le sensible, RIDM 2024)
Références
https://ridm.ca/fr/evenements/naviguer-le-sensible
https://2023.ridm.ca/fr/evenements/changer-le-monde-un-film-a-la-fois