Entretien avec Clement Virgo : son film de suspense en première au TIFF
Le réalisateur chevronné prouve qu’il n’est jamais trop tard pour explorer de nouveaux horizons. Après son drame primé Brother, il signe Steal Away, un film à suspense psychologique inspiré de faits réels, qui sera présenté en première mondiale au TIFF.

Il y a déjà 30 ans que le cinéaste Clement Virgo bousculait la scène cinématographique avec son premier long métrage Rude, un drame audacieux à propos de la vie chaotique de jeunes hommes et femmes noirs à Toronto.
Ses films suivants, tels que Love Come Down, Poor Boy’s Game et Brother, qui a remporté le prix du meilleur film aux Prix Écrans canadiens de 2023, et ses réalisations à la télévision, dont la minisérie saluée par la critique The Book of Negroes, ont confirmé la place de Clement Virgo parmi les grands cinéastes canadiens.
Avec Steal Away, le réalisateur de 59 ans opère un virage, signant à la fois son premier film à suspense psychologique et sa première coproduction internationale. Le film, financé par le FMC ainsi que par des producteurs français, néerlandais et belges, sera présenté en première mondiale dans la section Présentations spéciales du Festival international du film de Toronto (TIFF), qui entame sa 50e édition.
Le film s'inspire de l’essai Steal Away Home de l’historienne et autrice canadienne Karolyn Smardz Frost. Celui-ci raconte l’histoire véridique d’une esclave de 15 ans, Cecelia Reynolds, qui s’est enfuie au Canada avant de retourner des années plus tard, libre, à sa maison d’enfance au Kentucky.
L’adaptation de Clement Virgo et de sa coscénariste (et compagne dans la vie) Tamara Faith Berger se déroule toutefois dans la Belgique actuelle, où Cécile (Mallori Johnson), une mystérieuse réfugiée, est accueillie par charité par une famille. L’adolescente de la maison, Fanny (Angourie Rice), développe alors une fascination qui frise l’obsession pour la jeune Cécile.
Nous avons discuté avec Clement Virgo via Zoom quelques semaines avant la première de Steal Away au TIFF, question d’en savoir plus sur son amour du suspense, son tournage en Europe et son évolution en tant que cinéaste.
Comment vous sentez-vous à l’aube de la première du film?
Je ressens un mélange de fébrilité et un peu de vulnérabilité. Quand on passe deux ou trois ans à plancher sur un film et qu’on est sur le point d’enfin le dévoiler, on se sent vulnérable, mais j’ai hâte de voir comment Steal Away va être reçu par le public du TIFF et par le public en général.
En quoi le projet vous a-t-il intéressé?
On m’a fait parvenir le livre de Karolyn Smardz Frost, Steal Away Home, qui parle d’esclavage, un sujet que je ne voulais pas aborder. Mais quand je l’ai lu, j’ai réalisé à quel point cette histoire est moderne à plusieurs égards. Même si les époques ont changé, certaines idées restent les mêmes. C’est ce que j’ai voulu explorer. Et il aborde aussi certaines problématiques actuelles, comme les personnes déplacées, les réfugiés, et la manière dont les corps sont exploités dans le travail. C’est un film sur le présent, mais qui parle aussi du passé.
Comment décririez-vous votre film?
C’est un film de suspense psychologique à propos d’une jeune fille, Cécile, qui atterrit dans une famille, et dans cette famille, il y a une autre jeune fille, Fanny. Un lien solide se forge entre elles, et puis on découvre un secret au sein de la famille.
Vous en dévoilez peu! J’imagine que vous ne voulez rien divulgâcher...
Oui! J’ai réalisé plusieurs drames, mais cette fois-ci le genre suspense m’intéressait, surtout psychologique. Je me demandais vraiment si j’étais capable d’en faire un. J’adore les films comme The Stepford Wives ou Rosemary’s Baby.
Les avez-vous regardés pour vous préparer?
Oui, ne serait-ce que pour le ton, pour avoir un aperçu de ce que d’autres réalisateurs ont accompli dans le genre. Dans un film comme Rosemary’s Baby, tout est une question de point de vue. Tout est du point de vue de Rosemary, et on ne propose pas un autre regard, alors on est emprisonné dans sa perception du monde. C’est quand même classique : ça nous renvoie à Alfred Hitchcock, qui a utilisé la même technique dans Gaslight. On peut difficilement réaliser un film de suspense sans penser à des réalisateurs comme Hitchcock, et aussi David Lynch, qui est décédé récemment.
Vous avez tourné en Belgique. Comment avez-vous trouvé votre expérience?
C’était la première fois que je tournais en Europe. La Belgique est un pays unique et intéressant. C’est un tout petit pays, mais qui parle deux langues. On a le côté flamand, où on a principalement tourné, qui est lié aux Néerlandais et aux Pays-Bas. Et puis il y a l’autre côté francophone, qui est un monde complètement différent. C’était super de pouvoir se plonger dans cette culture et dans leur histoire, dont une partie a été coloniale, avec le Congo belge. On a utilisé ces éléments et cette histoire-là dans notre film.
Vous collaborez avec votre épouse, l’autrice et scénariste Tamara Faith Berger, ce qui est assez unique. Elle avait déjà adapté son propre livre, Lie With Me, pour votre film en 2005. Comment décririez-vous votre relation de travail?
C’est assez facile. On se connaît bien. C’est une autrice de grand talent et c’est toujours ma toute première lectrice. Un partenaire de vie sait comment parler à l’autre de travail : quand te pousser, quand être plus doux, quand tu es vulnérable et que tu as besoin d’une tape dans le dos… et quand dire « C’est mauvais, tu peux faire mieux! ». Quand je lui fais lire ce que j’écris, je peux ressentir sa réaction et je sais la quantité de travail que je dois encore mettre.
En regardant votre carrière, comment pensez-vous avoir changé ou évolué en tant que réalisateur?
Quand j’étais un jeune réalisateur, j'essayais de tout contrôler : ce qui se passait sur le plateau de tournage, les acteurs, la caméra, tout. Mais plus je gagne en expérience, plus je fais confiance à mon instinct, et plus je me dis qu’une sorte de mémoire musculaire va m’aider à naviguer sur le plateau lorsque je ne sais plus trop où je m’en vais.
J’ai aussi une nouvelle humilité, une vulnérabilité et une confiance qui me permettent de laisser aller l’acteur et d'accueillir ce qu’il propose sans tenter de contrôler ce que je pense qu’il devrait faire. Et je suis plus ouvert aux accidents. Parce que c’est ça, faire un film, au fond : être là pour capturer l'inattendu. Je sais toujours ce que je veux vraiment, mais maintenant, je laisse de la place à l’inconnu.