Free-to-play vs premium : Des jeux mobiles payants qui brisent les règles

Difficile pour les développeurs de ne pas succomber à l’attrait du lucratif marché des jeux gratuits (»free-to-play» ou »F2P»), mais il y a pourtant du potentiel au delà de ce modèle. Au Game Developers Conference (GDC) qui s’est tenu à San Francisco en mars dernier, deux concepteurs de jeux canadiens ont fait part de leurs arguments et de leur expérience favorable dans la création de jeux pour lesquels le public est prêt à payer. Tous deux ont partagé leurs précieuses connaissances sur la popularité croissante des offres « premium » (payer dès le départ pour une expérience totale de jeu ou une application complète) et des offres « paymium » (payer dès le départ et avoir l’option de faire des achats intégrés («in-app purchase») une fois l’application achetée).

Selon Appsfire, 74 % des applications lancées en 2008 ont été achetées; ce nombre a chuté considérablement en 2012, pour se fixer à 34 %. L’entreprise estime également qu’à peine plus de 1 000 applications ont dominé les ventes du App Store d’Apple aux États-Unis l’an dernier, les jeux formant la majorité des 10 applications les plus populaires. Dans ce contexte, il peut sembler risqué d’inviter des joueurs potentiels à  débourser 0,99 $ ou 2,99 $ pour un jeu, alors que la gratuité s’est pratiquement imposée comme un standard de l’industrie des applications mobiles.

Jeux payants – Un marché de 2 milliards $

Nathan Vella, président de l’entreprise torontoise Capybara Games, s’est livré à quelques calculs pendant sa présentation au GDC intitulée « Still Kicking: The Viability of Paid Apps in the Era of F2P ». ABI Research évalue à près de 10 milliards de dollars les recettes associées aux applications en 2012; en outre, Distimo estime que 66 % de ces recettes sont liées à des jeux. Si l’on en croit les estimations d’Appsfire selon lesquelles 34 % des applications sur le marché ont été achetées, on en conclut que le secteur des jeux payants s’élève grosso modo à plus de deux milliards de dollars.

Même si ces chiffres étaient gonflés de 50 %, on aurait tout de même affaire à un marché d’environ un milliard de dollars. « Malgré le fait que les projecteurs demeurent braqués sur les jeux gratuits, les opportunités pour les développeurs de jeux payants n’en sont pas moins considérables », avance Vella.

Mais comment joindre les joueurs qui sont prêts à payer dès le départ? S’il est bien sûr recommandé de créer un bon jeu, les entreprises comme Capy ont connu du succès en excellant très tôt dans la promotion de leurs jeux et attirant beaucoup d’attention au moment de leur lancement.

Viser la niche

Les applications payantes fonctionnent bien auprès de créneaux particuliers. Nathan Vella cite The Room, le magnifique et mystérieux puzzle iOS pour écran tactile de Fireproof Games comme un exemple éloquent. Celui-ci s’est hissé en 2012 au rang de jeu de l’année du classement iPad d’Apple, vendu plus de deux millions de fois dans plus de 45 pays.

Comme l’a fait remarquer M. Vella, « tous se sont rendus compte qu’ils voulaient vraiment y jouer; ce jeu a joint des gens qui n’avaient pas conscience d’être intéressés par ce type de jeux ».

Pour survivre dans le marché des applications payantes, il importe notamment de bâtir la fidélité à l’égard d’un concepteur. « Si vous concevez des jeux payants, considérez votre entreprise comme une marque et assurez-vous que vos jeux s’inscrivent dans un ensemble », affirme Vella.

Il explique que le concepteur suédois Simogo Games (Bumpy RoadBeat Sneak Bandit) a mis au point des titres qui « se distinguent grandement les uns des autres, mais qui représentent un public ayant un faible pour le look, l’esthétique et les appareils à écran tactile. L’entreprise offre une série de titres distincts, mais présentés comme faisant partie d’un ensemble cohérent ». Year Walk (iOS, 4,99 $), le plus récent – et obsédant – jeu de l’entreprise qui s’inspire du folklore suédois, s’est vendu à 100 000 exemplaires.

Le modèle «paymium» à la rescousse

Avec Shellrazer, son jeu de tir payant (iOS, 2,99 $), l’entreprise Slick Entertainment de Vancouver a fait le pari de respecter les joueurs au lieu de recourir à de petites combines, comme les séduire avec de petits animaux aux yeux tristes ou les amener à dépenser en concevant des tactiques de jeu desquelles il est difficile de s’échapper et de façon à les diriger vers la boutique en ligne.

Ces petites ruses fonctionnent, concède le concepteur de jeux Shane Neville de l’Independent Game Summit du GDC; c’est pourquoi les entreprises les utilisent. « Il faut toutefois se rappeler que ce sont les concepteurs, et non les modèles d’affaires, qui déterminent les questions éthiques. »

Pendant sa présentation intitulée « Shellrazer: Designing In-App Purchase Without Losing Your Soul », Shane Neville a expliqué comment Slick Entertainment a conçu son jeu pour contenter et stimuler trois types de joueurs : ceux qui ont des aptitudes, ceux qui ont du temps et ceux qui ont de l’argent.

L’équipe a veillé à satisfaire les joueurs sans grandes aptitudes, mais déterminés à prendre le temps qu’il faut pour avancer. Les concepteurs souhaitaient que les joueurs ne dépensent pas plus de 50 $ (montant qui, fait intéressant, équivaut à peu près au prix des consoles de jeu AAA) pour l’ensemble du contenu supplémentaire optionnel et pour obtenir toutes les mises à jour.

Leur stratégie a fait mouche. Shane Neville a rapporté que les critiques de jeu mentionnaient souvent le caractère optionnel du contenu supplémentaire. Résultat? Ce contenu optionnel compte directement pour 30 % des recettes de Shellrazer.

Voilà qui n’est pas si mal pour deux concepteurs de jeux canadiens qui ont résolu que la gratuité n’est pas l’unique gage de réussite.


Emily Claire Afan
Emily Claire Afan est une journaliste torontoise spécialisée dans la couverture de l'univers médias interactifs et des jeux vidéos, ainsi que des relations de presse liées au jeu. Membre active du comité aviseur de l'IGDA Toronto, elle est également chargée de la publicité pour le festival de jeux vidéos Gamercamp.
En savoir plus