La réalité post-pandémique des salles de cinéma canadiennes
Bien que les plus récentes projections dévoilées par comScore concernant les revenus des salles de cinéma en Amérique du Nord et dans le monde en 2022 montrent une tendance à la hausse par rapport à 2021, ceux-ci correspondent toujours à un niveau de 60 à 70% inférieur à l’achalandage de 2019.
Confrontés à des transformations importantes dans le monde de la distribution de contenus, les cinémas ont surtout dû faire face à des règles changeantes et imprévisibles en réponse à la pandémie de Covid-19, cumulant les pertes et rendant difficile le maintien d’une relation de fidélité avec leur clientèle habituelle.
La situation canadienne
La situation n’est pas plus rayonnante au Canada, où l’interdiction de vente de popcorn en Ontario et en Nouvelle Écosse, et le décret de fermeture appliqué par le Québec, ont mené à une fin d’année 2021 et un début d’année 2022 peu reluisants pour les salles obscures.
Le principal opérateur de salles de cinéma au pays, Cineplex, a d’ailleurs dévoilé début février ses résultats du quatrième trimestre 2021, terminant l’année sur une perte trimestrielle de 21,8M$ et une perte cumulée de 248.7M$ pour l’ensemble de 2021. Cela a mené notamment au licenciement d’environ 5000 travailleur·euses à temps partiel en début d’année, une réalité difficilement acceptable dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre.
Rappelons que le Canada a été l’un des pays les plus sévères au monde en matière de règles sanitaires selon l’indice développé par l’université Oxford, l’université anglaise classant le Canada comme le 5e pays le plus restrictif au monde. Il est donc vraisemblable que, même si la pandémie s’atténue graduellement, la pression exercée par les décrets des gouvernements en matière de politique culturelle vont continuer à faire mal aux cinémas canadiens pour de nombreux mois encore.
Les données publiées par comScore prédisent toutefois qu’un retour à l’achalandage de 2019 devrait être possible d’ici 2024, avec de fortes progressions cette année et la suivante. Plusieurs studios ont effectivement choisi de reporter la sortie de leurs films en vue d’un prochain retour à la «normale», et il est fort probable que 2022-2023 sera faste en nouveaux titres à fort potentiel d’attractivité.
De la démographie à la fenêtre de diffusion
Deux facteurs sont principalement préoccupants pour les cinémas canadiens.
Dans un premier temps, il est possible que les habitudes développées au cours des deux dernières années par les consommateur·trices s’avèrent difficiles à défaire. C’est le cas particulièrement des personnes plus âgées, pour qui les risques liés à la maladie sont plus grands, et qui pourraient chercher à éviter les cinémas pour de bon. C’est un constat partagé par de nombreux acteurs de l’industrie qui s’inquiètent de voir ce segment démographique absent de la reprise des activités en salle.
Par ailleurs, les audiences plus jeunes, impétueuses et confinées depuis près de deux ans, pourraient largement compenser ce manque à gagner en convergeant en grands nombres vers les salles à la recherche de véritables «événements» de visionnement, incluant les rétrospectives, rencontres avec les réalisateur·trices ou la participation à une communauté d’enthousiastes, comme certaines franchises cinématographiques le permettent.
Le second point d’attention est davantage lié à la reconfiguration de l’industrie et aux décisions prises par les sociétés de distribution qui pourraient sonner le glas pour de nombreux cinémas de plus petite taille.
En effet, la réduction de la fenêtre d’exclusivité historique de 90 jours fait en sorte que les nouveautés qui sortent de la catégorie du «film-événement» -- principalement des blockbusters américains – n’auront plus d’avantage durable à être présentés en salle pour les audiences, puisque ces films seront rapidement disponibles en vidéo-sur-demande. Dans la mesure où ils ne constituent pas des phénomènes sociaux et où l’expérience en salle n’est pas particulièrement distinctive sur le plan du son ou des effets spéciaux, ces productions trouveront peut-être plus avantageux d’être distribuées simultanément en salle et sur le web.
Cela n’augure rien de bon pour les cinémas canadiens se concentrant sur des productions canadiennes, qui n’ont souvent pas les mêmes moyens de mise en marché que les méga productions américaines. Ces films vont donc se retrouver plus rapidement accessibles en ligne, au détriment d’une fenêtre de visionnement exclusive en salle, pénalisant du même coup les cinémas indépendants.
Dans un marché qui présente certaines similitudes au marché canadien, le PDG de la chaîne danoise Nordisk Film Cinemas, Asger Flygare, constatait dès 2020 que son principal enjeu n’est pas d’attirer les audiences, mais les films. Il cite l’exemple du film danois Druk (traduit en anglais sous le titre Another Round, ou Alcootest au Québec) qui a été le deuxième film le plus vu de l’histoire du cinéma danois, et ce, en pleine pandémie alors que les cinémas opéraient à 70% de leurs capacités.
En matière de fenêtres de diffusion, la pandémie a d’ailleurs permis aux distributeurs de mener de nombreuses expériences, dont plusieurs se sont avérées très concluantes. La décision de Comcast de ne pas repousser la sortie du Trolls World Tour en avril 2020 et de distribuer celle-ci directement aux clients via Apple TV, a généré plus de cinq millions de location aux États-Unis et au Canada, produisant 100M$ US de revenus en trois semaines, davantage que le film précédent n’en avait fait en cinq mois dans les cinémas.
Selon le Wall Street Journal, cela aurait convaincu plusieurs cadres supérieurs chez Universal que la diffusion numérique peut constituer une stratégie gagnante, diminuant d’autant le rôle joué par les cinémas une fois la pandémie terminée. Du point de vue des studios, la diffusion numérique est également un canal opérant à 75% de bénéfice brut, contre 50% environ via le schéma traditionnel des cinémas.
Les cinémas font assurément partie des secteurs les plus durement touchés par la pandémie de Covid-19 et les décrets gouvernementaux qui l’ont accompagnée. Entre la difficulté de ramener les audiences canadiennes vers les salles, et celle de convaincre les studios – petits et grands – de maintenir le cinéma comme institution culturelle de premier plan, les parties prenantes du milieu cinématographique canadien auront de nombreuses batailles à livrer ces prochaines années.
Cela devrait toutefois stimuler de nouvelles innovations en matière d’expérience-spectateur·trice, de la numérisation à la création d’espaces privés et confortables, en passant par différents modèles de monétisation et de fidélisation de la clientèle. Bien qu’il est possible que certaines salles doivent malheureusement fermer pour de bon, la transition ouvrira de nouvelles opportunités pour l’industrie canadienne.