Le secret de ma réussite : une équipe où règne la diversité ethnoculturelle 

Deborah Chantson. Photo: Alice Xue / Sticky Brain Studios

Deborah Chantson, actuellement établie à Vancouver, au Canada, est scénariste et conceptrice de Rooster, le plus récent jeu vidéo (pas encore lancé) de Sticky Brain Studios. Avec plus de 17 ans d’expérience dans le domaine des jeux vidéo et de la télévision, elle se spécialise dans les projets éducatifs et destinés aux enfants d’âge préscolaire. Elle a également été gestionnaire de communauté pendant neuf ans. Deborah a contribué à l’écriture de plusieurs jeux en cours de développement et blogue pour Sony PlayStation et GameDeveloper.com. Elle est membre de la Writers Guild of Canada et elle a obtenu la certification Accessible Player Experiences® Practitioners. Elle se considère à la fois Canadienne, Sud-Africaine, Chinoise et Américaine.  

Dans cette chronique, elle nous parle de son expérience et de ses réflexions sur l’importance de la diversité ethnoculturelle pour la qualité du travail et l’environnement de travail en général.  

UN RÊVE DEVENU RÉALITÉ 

Quand Sasha Boersma, coproductrice exécutive de l’entreprise torontoise Sticky Brain Studios, m’a demandé si je voulais collaborer au jeu vidéo Rooster, elle m’a dit qu’elle n’avait jamais reçu une réponse positive aussi rapidement. Rooster est un magnifique jeu d’aventure de type « pointer et cliquer », qui s'inspire des animaux du zodiaque chinois. 

Ce jeu, c’était littéralement un rêve devenu réalité pour la créatrice de concepts et directrice artistique Connie Choi : une nuit, elle a rêvé que les animaux du zodiaque chinois s’affrontaient dans une course et, quand elle s’est réveillée, elle a tout de suite transposé son rêve en croquis. Elle s’exprime par les images, je m’exprime par les mots. Nous avons été les deux premières responsables de la création de ce projet, et la collaboration entre nous a été extraordinaire. J’ai souvent l’impression que chacune de nous donne de l’élan aux idées de l’autre. 

UN ESPACE IDÉAL POUR OFFRIR LE MEILLEUR DE NOUS-MÊMES  

À l’origine, l’équipe était composée de quatre personnes : Sasha (Boersma), Ted Brunt, cofondateurs de Sticky Brain Studios, Connie et moi. Mais grâce au financement du FMC et d’Ontario Creates, nous avons pu ajouter deux personnes à l’équipe : E. Joan Lee, directrice de l’animation, et Gabriela Kim Passos, directrice technique. J’étais ravie d’obtenir une vraie première chance en tant que scénariste et conceptrice d’un jeu, du début à la fin de sa création. C’était aussi tout un changement dans ma vie et dans ma carrière que de pouvoir mettre à profit ma culture et mes racines chinoises pour créer un produit qui se commercialise et qui est viable. 

Nous avons gardé nos emplois principaux et développé le prototype de Rooster à temps partiel. Notre équipe de six personnes comprenait quatre femmes et personnes non binaires et deux personnes blanches en situation de handicap. Je connaissais déjà Sasha et Ted, avec qui j’avais travaillé au début de ma carrière. Ça s’était d’ailleurs si bien passé à l’époque que l’équipe avait remporté un prix Gemini. Mais ce projet, qui se déroulait sous leur direction, était rafraîchissant parce que je me retrouvais dans un groupe majoritairement composé de personnes racisées.  

Pendant une grande partie de ma carrière, j’étais en minorité ou j’étais carrément la seule personne de couleur dans une équipe, que ce soit à la télévision ou dans les jeux vidéo. Mais pour Rooster, j’ai obtenu un poste de responsable de la création, j’ai travaillé avec une équipe majoritairement racisée en plus d’avoir collaboré à un jeu culturel. Travailler dans un environnement psychologiquement et émotionnellement sûr (j’ignorais que ça manquait à ce point à ma vie) m’a permis de donner le meilleur de moi-même.  

Pour être capable de transposer ses vulnérabilités et ses expériences dans une forme d’art interactive, il faut se trouver dans un environnement sain. C'est impossible de s’exprimer pleinement si l’on s’attend à des réactions négatives ou à des remises en question constantes de nos décisions créatives. Entre personnes racisées, on remarque un certain niveau d’aisance instantanée. Je le ressens plus en vieillissant et en gagnant en confiance. Le compte-rendu de l’expérience vécue par l’équipe de tournage sur le plateau d’Afro Canada a validité mes impressions. 

En travaillant à la création de Rooster, j’ai l’impression que j’ai pu être entièrement moi-même. Dans des entrevues accordées aux médias, j’ai dit qu’avec cette équipe, 95 % de mes blagues fonctionnaient, surtout parce que je n’avais pas besoin d’expliquer le contexte avant de donner le « punch ». Et j’aime que ces personnes partagent mes joies et mes peines, par exemple quand elles m’ont applaudi à la signature de mon contrat pour mon livre ou quand elles m’ont serré fort dans leurs bras au décès d’un membre de ma famille. 

METTRE L’ÉQUIPE SUR PIED 

Les personnes racisées qui sont heureuses dans leur environnement de travail se sentent confiantes de recommander des amis et d’anciens collègues. C’est d’ailleurs de cette façon que nous avons déniché notre artiste d’interface utilisateur, notre développeur junior et notre illustrateur contractuel. 

Sasha, qui enseigne au Centennial College de Toronto, croit fermement au mentorat et aux stages. C'est de cette façon que Sticky Brain Studios a embauché des élèves du Centennial College et des jeunes du Black Youth Action Plan et des programmes coopératifs du Sheridan College. 

En cherchant des artistes et des étudiants pour se joindre à notre équipe, nous avons intégré la description de Rooster dans l’offre d’emploi. L’objectif était d’attirer des candidats qui aimaient notre projet et créer des œuvres d’art de l'est de l’Asie. Les candidats retenus devaient ensuite compléter un test artistique; Sticky Brain Studios se fait un devoir de payer ceux qui prennent part à ces tests et de ne pas inclure d’éléments dans le jeu si l’artiste n’a pas été embauché. J’aime beaucoup cette politique; j’ai passé trop d’heures à faire des tests qui n'aboutissaient à rien ou de mettre fin au processus quand je me rendais compte qu’il s’agissait d’un stratagème pour obtenir de la main-d’œuvre gratuite. 

À son apogée, notre équipe de Sticky Brain Studios (y compris les étudiants qui travaillaient à temps partiel et les sous-traitants) comptait 70 % de personnes racisées, 76 % de femmes ou de personnes marginalisées en raison de leur genre; 30 % de personnes en situation de handicap; et 30 % de personnes homosexuelles ou queers. La plupart des membres de notre équipe appartiennent à au moins deux groupes marginalisés

AU-DELÀ DES INITIATIVES DE DIVERSITÉ, ÉQUITÉ, INCLUSIVITÉ ET ACCESSIBILITÉ 

Pour avoir connu la satisfaction qui vient avec le fait d’offrir le meilleur de soi à son équipe, j’espère que toutes les personnes racisées et autochtones en création auront la chance de vivre cette exaltation. La joie et le soutien libèrent et alimentent les idées les plus créatives et les plus novatrices. Celles-ci surgissent lorsque nous sommes davantage à l’écoute des histoires que les personnes racisées et autochtones ont à raconter. Rooster est un produit fièrement canadien qui occupe de plus en plus de place dans l’espace de développement de jeux, attirant au passage l’attention de plusieurs éditeurs chinois et de joueurs de tous les horizons sur le marché international. 

LES ÉQUIPES DIVERSIFIÉES RAPPORTENT PLUS D’ARGENT  

Atteindre des publics internationaux  

Selon Forbes, les entreprises diversifiées ont 70 % plus de chances d'aller chercher de nouveaux marchés. La présence de plusieurs membres originaires d’Asie de l’Est dans l’équipe nous a aussi permis de nous rapprocher de leurs communautés dans des pays comme le Brésil, la Corée du Sud et les États-Unis, et nous a poussés à présenter le jeu dans d'autres langues que l’anglais, le français, l’italien, l’allemand et l’espagnol.  

Et, même si nous ne savions pas vraiment comment Rooster serait reçu en Chine, l’essence culturelle du jeu a fait mouche de la plus belle des manières. Nous avons reçu des commentaires positifs de plusieurs éditeurs chinois, qui ont complimenté le style artistique de Rooster, inspiré de la peinture chinoise au pinceau, et ont été éblouis par l’authenticité culturelle du jeu. Ils ont aussi été agréablement surpris d’apprendre qu’il avait été créé en grande partie par des Canadiens d’origine est-asiatique. 

Rooster. Crédit photo: Sticky Brain Studios

Les jeux vidéo offrent une expérience interactive, contrairement à un livre ou un film. Quand ils sont accessibles sur une plateforme comme Steam, le marché est ouvert 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, dans le monde entier. 

L’accessibilité inclusive rapporte aussi  

Créer des jeux accessibles fait partie de la philosophie de Sticky Brain Studios, qui veut être le plus inclusif possible. C'est important de noter que les personnes vivant avec un handicap représentent environ 20 % de quelque 3 milliards de joueurs dans le monde, selon AbleGamers, un organisme américain qui défend les intérêts des joueurs en situation de handicap. 

Certaines des fonctions que nous avons intégrées ont un « effet d’aplanissement de la courbe », c’est-à-dire qu’elles profitent à tout le monde, en situation de handicap ou non, améliorant ainsi l’expérience générale du jeu.  

Par exemple, une fonction permettant d’agrandir la taille des polices de caractères aide les joueurs de tous âges à lire des caractères plus petits, incluant les grands-parents qui veulent faire la lecture à leurs petits-enfants. Les options de synthèse vocale aident les personnes non voyantes ou malvoyantes, mais sont aussi utiles aux personnes qui préfèrent qu’on leur lise le texte. Des indices visuels apparaissent à l’écran non seulement pour aider les personnes malentendantes, mais aussi pour donner aux joueurs de la rétroaction supplémentaire pour mieux comprendre leurs succès et leurs échecs. 

La diversité ethnoculturelle dans les équipes crée de meilleurs produits 

Réunir des personnes d’horizons différents veut aussi dire rassembler des expériences de vie variées. L’équipe de Rooster avait un vaste éventail d’intérêts pour des livres, des loisirs et des jeux vidéo qui sont devenus des références pour développer le jeu et pour établir qu’une idée ou un concept est nouveau et novateur. 

Compter sur une large représentation à l’interne permet de mieux construire les personnages inspirés de personnes réelles. À tout le moins, les personnes issues d’une culture donnée seront en mesure de vérifier l’authenticité des traits de caractère, des comportements et du langage attribués à un personnage. Dans les médias électroniques et les jeux vidéo, ça améliore l’expérience de jeu, parce que les scénarios sont plus nuancés et plus vrais.  

SOUTENIR LA DIVERSITÉ DANS LES ÉQUIPES  

Bâtir une équipe diversifiée 

Comme j’ai souvent été la seule personne racisée dans plusieurs équipes entièrement caucasiennes, je sais qu’on ressent souvent la pression de représenter et de défendre toutes les personnes racisées de partout dans le monde depuis le début des temps et d’être à l’écoute de toutes les sensibilités culturelles. Les personnes racisées se demandent s’il faut se risquer à être « le critique » de service pour signaler que des mots ou des expressions sont dépassés ou offensants. J’ai également vécu des situations où les quelques Asiatiques de l’Est au sein d’un groupe majoritairement caucasien étaient confondus les uns avec les autres malgré des caractéristiques qui les différenciaient nettement (lunettes, accents variés, longueur des cheveux). C’est frustrant et franchement déshumanisant. 

Quand l’équipe est diversifiée sur le plan racial, la pression de représenter toutes les autres cultures disparaît, parce que les personnes peuvent se représenter elles-mêmes; cela réduit, voire élimine, les (micro)agressions et crée un espace sûr dans lequel on reconnait les individus pour ce qu’ils sont.  

À l’embauche, il est important de prendre au sérieux les recommandations internes, car elles reflètent des relations professionnelles établies et une confiance existante. La cohésion dans l’équipe se fait plus vite quand les collègues sentent qu’ils peuvent se faire confiance. 

S’assurer que tout le monde est entendu 

À notre première réunion de marketing pour Rooster, la productrice exécutive Sasha Boersma m’a demandé : « Aimerais-tu ajouter quelque chose? Peut-être une suggestion que tu as déjà faite et qui a été ignorée par une entreprise avec laquelle tu as travaillé? » Ces questions m’ont permis de prendre le temps de réfléchir à ce que j’avais à dire et de souligner mon expertise sur le sujet – après tout, j’ai été gestionnaire de communauté dans le domaine des jeux vidéo pendant neuf ans, un rôle où je touchais également à la commercialisation et aux campagnes de lancement. 

Les chefs d’équipe doivent valider les membres d’une équipe et veiller à ce que chacun puisse s’exprimer lorsqu’il le souhaite. Beaucoup de personnes racisées ne sont pas entendues par inadvertance ou sont délibérément ignorées. Résultat : elles sont désormais trop effrayées ou trop épuisées pour proposer des idées. 

Tout le monde doit continuer à apprendre 

Cet objectif est double. D’abord, les équipes diversifiées poussent les gens à continuer à apprendre le langage inclusif (par exemple, en utilisant le pronom « iel ») et en apprennent plus sur la culture des uns et des autres. Au cours de ce projet, notre équipe a appris à mieux connaître et à mieux utiliser les termes liés aux handicaps grâce à Sasha, qui siège au conseil d’administration d’ORPHE (l’Office de la représentation des personnes handicapées à l’écran).  

Puis, les personnes marginalisées profitent des formations offertes par l’entreprise. Grâce à ces formations, l’entreprise investit dans les gens et dans le produit final. Par exemple, six d’entre nous avons reçu la certification Accessible Player Experiences® Practitioners, et quatre membres de notre équipe ont suivi une formation média, ce qui nous a aidés à mieux présenter notre jeu en entrevues dans les médias, aux kiosques des congrès et lors d’allocutions devant public.  

Des aménagements qui profitent à tout le monde 

Plusieurs membres de l’équipe de Rooster appartiennent à plus d’un groupe marginalisé. Le télétravail et la flexibilité dans nos horaires de travail profitent autant aux membres de l’équipe en situation de handicap (par exemple, ceux et celles qui doivent composer avec la douleur chronique) qu’à la mère de deux enfants que je suis, qui travaille dans un fuseau horaire différent. Je demeure capable d’assumer mes responsabilités en tant que rédactrice/conceptrice sans avoir à déraciner ma famille et à quitter la Colombie-Britannique. Reste que j’aime les moments où nous nous réunissons à Toronto.  

En fin de compte, tout le monde a besoin de se sentir respecté en tant qu’individu et pour ses compétences professionnelles. J’ai eu le plaisir de faire partie d’une équipe qui m’a permis d’être moi-même. L’équipe de Rooster a créé un environnement de soutien et de collaboration extraordinaire dans lequel j’ai pu me concentrer et m’épanouir. C’est un sentiment que j’aimerais que d’autres personnes racisées et autochtones puissent connaître aussi. 


Deborah Chantson
Deborah Chantson, actuellement établie à Vancouver, au Canada, est scénariste et conceptrice de Rooster, le plus récent jeu vidéo (pas encore lancé) de Sticky Brain Studios. Avec plus de 17 ans d’expérience dans le domaine des jeux vidéo et de la télévision, elle se spécialise dans les projets éducatifs et destinés aux enfants d’âge préscolaire. Elle a également été gestionnaire de communauté pendant neuf ans. Deborah a contribué à l’écriture de plusieurs jeux en cours de développement et blogue pour Sony PlayStation et GameDeveloper.com. Elle est membre de la Writers Guild of Canada et elle a obtenu la certification Accessible Player Experiences® Practitioners. Elle se considère à la fois Canadienne, Sud-Africaine, Chinoise et Américaine.
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