L’industrie de la viralité (ou les leçons à tirer d’une vidéo sur un raton laveur)

Autrefois un phénomène organique, la viralité sur Internet est aujourd’hui une industrie bien huilée. L'auteur de la récente vidéo du raton laveur de l’aéroport Pearson partage son point de vue sur l’actuelle industrie de contenus viraux.

Si quelqu’un vous disait qu’il existe un lien direct entre la comptabilité et la désormais célèbre vidéo du raton laveur de l’aéroport, vous n’auriez probablement pas tendance à le croire. Pourtant, c’est exactement l’histoire derrière une vidéo verticale de 29 secondes filmée à l’aide d’un téléphone mobile et mettant en vedette un raton laveur juché au plafond au-dessus d’un carrousel de bagages de l’aérogare 3 de l’aéroport Pearson de Toronto.

Cameron Graham, l’homme derrière la caméra, se trouve habituellement devant une classe d’étudiants à la Schulich School of Business de l’Université York. Cependant, le vendredi 5 mai, il était à l’aéroport pour y accueillir son épouse, qui revenait d’un voyage à Edmonton, lorsqu’il a remarqué le raton laveur qui montait la garde au plafond.

Ayant eu d’autres occupations auxquelles vaquer une fois de retour à la maison, il n’a mis la vidéo en ligne sur son compte Twitter que le lendemain matin. Ne comptant que 120 abonnés à son compte, il ne s’attendait pas à ce qu’un incident international éclate. Mais c’est justement ce qui est arrivé, même si l’incident fut de courte durée.

Viralité : d’un phénomène organique à une véritable industrie

Au début, la viralité sur Internet se limitait largement à un phénomène organique lié à YouTube. Des vidéos comme Charlie Bit My Finger et David After Dentist ont été visionnées à des centaines de millions de reprises grâce aux partages entre amis, aux blogues et aux médias sociaux. C’est également ce phénomène qui a donné naissance à d’innombrables parodies et mèmes.

À l’époque, la possibilité de s’enrichir était bien réelle. Dans le cas de David After Dentist, la vidéo a généré 150 000 $ en recettes publicitaires sur YouTube au cours des 18 mois suivant sa mise en ligne. La famille a investi l’argent dans un fonds pour financer les études universitaires du jeune David.

Ce fut la première vague de vidéos virales, laquelle s’est déroulée entre 2007 et 2010 approximativement, marquant une période où de tels phénomènes se produisaient une poignée de fois par année et où YouTube était le seul site de diffusion de contenu vidéo.

Comparez cela à ce qui peut être considéré comme la deuxième vague de contenu viral, soit après 2010. C’est au cours de cette deuxième période que nous avons vu des vidéos extrêmement populaires comme Double Rainbow accumuler un nombre impressionnant, bien que réduit de 44 millions de visionnements sur YouTube. Plus récemment, la vidéo des enfants perturbant l’entrevue de leur père accordait à la BBC n’a obtenu que 24 millions de visionnements sur YouTube.

Une des raisons expliquant cette évolution des chiffres est le fait que l’offre a littéralement explosé. Aujourd’hui, près de 500 heures de contenu vidéo sont téléversées à YouTube chaque minute, Snapchat enregistre 10 milliards de visionnements par jour, il y a 500 millions de gazouillis sur Twitter tous les jours et 100 millions de publications sur Instagram quotidiennement. Alors qu’il est plus facile que jamais de créer et de distribuer du contenu média, il est plus difficile que jamais de susciter l’attention.

Dans ce marché hautement fragmenté, capter l’attention est ainsi devenu une industrie en soi. En effet, des entreprises se spécialisent dans la publication, la promotion et la monétisation de vidéos comme celle du raton laveur de l’aéroport de Cameron Graham.

De quoi est fait le contenu viral en 2017?

Après ce bref survol de l’industrie de la viralité, le moment est venu de consulter notre professeur – et vidéographe de faune pour l’occasion – pour comprendre la mécanique derrière les vidéos qui deviennent virales.

L’universitaire Graham, curieux de nature, a voulu savoir si sa vidéo susciterait de l’intérêt. Donc, après avoir publié son gazouillis initial, ayant suscité peu d’intérêt à l’extérieur de ses cercles d’amis et de collègues, il s’est mis à envoyer des gazouillis stratégiques à des médias locaux ainsi qu’à l’aéroport directement.

« Et c’est à ce moment-là que tout s’est mis à débouler, révèle Graham. J’ai dû désactiver la fonction d’alertes Twitter sur mon téléphone, car l’appareil a sonné pratiquement sans arrêt pendant l’après-midi du samedi 6 mai. »

Comme c’est la coutume sur Internet, des trolls se sont mis de la partie sur Twitter et ont référencé la vidéo à des sujets populaires comme les récentes frasques d’United Airlines. Ainsi, quiconque cherchait l’un ou l’autre des mots clés dans ces publications aboutissait à la vidéo du raton laveur. Voulant poursuivre son expérience de dissémination, Graham a retweeté ces gazouillis.

À ce stade-ci, la vidéo enregistrait une moyenne de 100 000 impressions à l’heure. C’est le nombre de fois qu’elle apparaissait dans le fil Twitter des gens. À mesure que le gazouillis se frayait un chemin sur Internet, Cameron a été sollicité par des médias locaux, nationaux et internationaux, dont The Daily Mail au Royaume-Uni et NBC. En cours de route, l’histoire a aussi fait la une de Reddit (le guide non officiel sur Internet), ce que Graham n’aurait jamais su n’eût été de l’information fournie par un ancien étudiant.

Graham a relaté son moment de gloire sur Internet dans un billet de blogue : [traduction] « À l’intérieur de 24 heures, une entreprise du nom de Jukin Media a communiqué avec moi. Elle voulait obtenir le droit d’utiliser la vidéo sous licence. J’ai répondu que j’avais déjà donné l’autorisation à CBC, NBC et quelques autres grandes organisations médiatiques de diffuser la vidéo. Le représentant de Jukin m’a dit que cela ne poserait aucun problème [et que] je conserverais les droits de la vidéo en vertu d’une entente conclue avec Jukin. »

Zoom sur l’industrie du contenu viral

Des entreprises comme Jukin gagnent leur vie en exploitant le phénomène viral en ligne, dans la mesure où il est possible de l’exploiter. Certaines des vidéos les plus populaires auxquelles elle a contribué incluent Chewbacca Mom et Pizza Rat, dont chacune a été visionnée à 10 millions de reprises sur YouTube en plus d’avoir bénéficié d’une exposition formidable sur Facebook.

Et c’est un des problèmes. Une fois qu’une vidéo a été mise en ligne, elle est facile à copier et à republier ailleurs sur la toile. Les clics et les visionnements génèrent des recettes publicitaires pour quiconque les publie – légitimement ou non.

Comme l’explique Jukin sur son site Web, l’entreprise emploie une équipe 24/7 et travaille en partenariat avec le Huffington Post, Facebook, des réseaux de télévision, des agences de publicité ainsi que divers sites Web qui présentent les vidéos virales du jour. Chaque chercheur à l’emploi de Jukin visionne quelque 1 000 vidéos par semaine et utilise le logiciel mis au point par l’entreprise pour rechercher des mots-clés dans les balises vidéo dans l’espoir de trouver l’aiguille virale dans la botte de foin des contenus vidéo générés par les utilisateurs.

Dans un article sur l’entreprise ayant paru dans le New York Times en décembre 2016, il était estimé qu’environ 1,5 % à 2 % de tous les clips visionnés font l’objet d’une demande de licence, entre 50 $ et 5 000 $,  et/ou d’une répartition des revenus 70/30 à l’avantage du créateur de la vidéo. De plus, Jukin possède une technologie d’appariement du contenu qui détecte les vidéos affichées sans autorisation sur diverses plateformes et envoie des avis de retrait aux auteurs d’infractions de droit d’auteur au nom des créateurs.

Il fut une époque où America’s Funniest Home Videos détenait un monopole sur la viralité. Aujourd’hui, des entreprises comme Jukin et ses concurrents – incluant LadBible, Viral Thread et Viral Hog – font des pieds et des mains pour se hisser au sommet de la pyramide de l’identification, la distribution et la monétisation de vidéos dans l’espoir que l’une d’entre elles remporte un succès viral inespéré.

Faire de l’argent à partir de vidéos virales

L’entente qui lie Cameron Graham à Jukin lui garantit 70 % du montant généré en droits de vente de la vidéo. Cependant, un montant ne lui est payé que lorsque la ristourne totalise plus de 50 $US.

Dans quelle mesure de tels systèmes fonctionnent-ils vraiment? Graham demeure sceptique. « La légitimité de l’industrie demeure douteuse. Cette technologie de correspondance vidéo fonctionne-t-elle? Heureusement pour moi, je me suis lancé dans cette aventure par simple curiosité et je ne m’attends pas à gagner grand-chose de la vidéo, voire même un seul sou. »

Il est intéressant de constater que la vidéo de Graham a continué à être visionnée sur divers sites en ligne, malgré son entente avec Jukin, ainsi que sur des chaînes YouTube comme Daily Viral Video – où elle a été vue à quelque 150 000 reprises et portait la mention « Aucune intention d’enfreindre le droit d’auteur » dans la boîte de description – ainsi qu’une autre intitulée Vicious Animals, où elle n’a été visionnée qu’à 30 reprises (possiblement en raison de la grande docilité de l’animal).

Dans l’ensemble, le professeur de comptabilité estime que sa vidéo a eu un cycle de vie de 48 heures, au cours duquel le nombre de visionnements est passé de 100 000 à l’heure à environ 100 par jour quelques semaines plus tard. Aujourd’hui, elle est pratiquement disparue de la carte. Au total, la vidéo a fait l’objet de 1,8 million d’impressions et de 874 000 visionnements complets sur Twitter.

Quant à l’impact sur son bilan financier, Graham ne nourrit pas de grandes attentes. « Je ne suis pas à 50 $ près, plaisante-t-il. Et c’est probablement ce que cette vidéo me rapportera, si elle me rapporte quelque chose. » Voici un autre gazouillis qu’il a mis en ligne pour mettre les choses un peu plus en perspective :

Cliquez ici pour lire Accounting for Raccoon Videos (en anglais), dans lequel le professeur Cameron Graham relate en détails son expérience.


Leora Kornfeld
Jusqu’à présent, Leora Kornfeld a été vendeuse dans un magasin de disques, animatrice à la radio de la CBC, rédactrice de cas à la Harvard Business School, blogueuse et cruciverbiste chevronnée. Elle est actuellement consultante en médias et en technologies et travaille avec des clients américains et canadiens.
En savoir plus