Peut-on exporter les séries télé du Moyen-Orient?
Lorsqu’on observe le paysage des séries télévisées à partir de l’Europe et de l’Amérique du Nord, celui-ci semble se limiter au triumvirat Canada/États-Unis, Grande-Bretagne et Scandinavie en termes d’impact culturel et économique. Pourtant, toute une économie méconnue fonctionne en marge de ces grands joueurs. Regard sur les productions télévisuelles au Moyen-Orient.
Le contexte est bien sûr passionnant : pourquoi est-ce que les séries provenant du Moyen-Orient ne sont pas davantage visibles, alors que de nombreux biens culturels sont facilement accessibles d’un seul clic de souris ou d’une simple touche sur un appareil mobile? Est-ce possible d’exporter ces séries, ou sont-elles trop « exotiques » pour être bien reçues dans les pays occidentaux? Et comment les récentes révolutions dans les pays arabes ont-elles affecté ce cadre global? Ce sont les questions auxquelles ont tenté de répondre quatre intervenants invités au Festival Séries Mania, à Paris.
Les intervenants étaient Mohammed El Oifi (politologue et professeur à la Sorbonne et Sciences Po Paris), Adnan Hadad (producteur de la websérie syrienne Umm Abdo), Béatrice Garapon (doctorante en histoire à l’École des hautes études en sciences sociales) et Osama Rezg (producteur et réalisateur de la série libyenne Dragunov, présent via Skype). Crédit : Nathalie Prébende
Exporter les séries du Moyen-Orient… au Moyen-Orient
Les intervenants ont rappelé que les exportations de séries du Moyen-Orient ont comme marché traditionnel la région elle-même, et ce, depuis les années 60, alors que les principaux pays producteurs sont l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Arabie Saoudite et, plus récemment, la Syrie. Cette exportation a été grandement influencée par plusieurs facteurs, dont la censure des séries syriennes par l’Égypte (pour lutter contre la concurrence) et la mainmise des Émirats arabes unis sur les chaînes de télévision et les séries qu’elles diffusent dans la région.
Il faut dire que toute série au Moyen-Orient doit être diffusée sur une chaîne des Émirats arabes unis (comme Dubai TV) si elle veut être considérée comme étant populaire. Pour ce faire, elle doit plaire aux dirigeants de ces états — « pour pérenniser l’idée même d’une société monarchique » selon le politologue Mohammed El Oifi – et faire preuve de moralité comme lorsqu’il s’agit, dans la série égyptienne The Yacoubian Building (2007), d’omettre un personnage homosexuel pourtant présent dans la version cinématographique dont la série est tirée.
Au-delà des enjeux financiers (l’argent du pétrole finance la production et la diffusion de ces séries), il y a aussi des enjeux culturels, comme rassembler les familles autour de la télévision après la rupture du jeûne pendant le mois du ramadan. C’est ce qu’a réussi le téléroman égyptien Wajh al-Qamar, dont les 35 épisodes ont été diffusés quotidiennement sur 23 chaînes arabes lors du ramadan en 2001.
Pourtant, le Moyen-Orient est loin d’être monolithique en matière de consommation de séries. La preuve est la grande popularité des téléromans brésiliens et mexicains et le succès de la série série turque The Forbidden Love (2011), qui est pourtant très polémique dans son exploration de sujets tabous dans la culture arabe comme l’infidélité, le handicap ou l’inceste.
Des séries qui résistent au lendemain des révolutions arabes
Avec le recul de la production égyptienne à la suite des révolutions arabes, il est intéressant de voir l’exemple de deux séries qui font presque acte de résistance, dans tous les sens du terme, au sein de la production moyen-orientale actuelle. La parole s’y est-elle libérée?
La série libyenne Dragunov, tournée dans des conditions de sécurité précaires à Tripoli, arrive à faire vivre son scénario Roméo et Juliette mettant en scène le fils d’une famille auparavant proche du régime de Kadhafi qui s’amourache de la fille d’une famille qui lui était opposée.
Osama Rezg, le producteur et réalisateur de la série, affirme ménager les deux camps en montrant que chacun a commis des torts — condition indispensable pour éviter la censure. La difficulté principale venait plutôt d’une forme d’autocensure : les acteurs libyens avaient du mal à jouer les aspects les plus « osés » du scénario, comme fumer ou s’embrasser. Trois acteurs tunisiens ont donc été recrutés pour ces scènes dites difficiles. De quoi assurer la diffusion de Dragunov sur au moins une chaîne tunisienne (en plus de six chaînes libyennes).
Depuis 2014, la websérie syrienne Umm Abdo fait preuve de courage dans un contexte encore plus difficile. Une fillette de dix ans, Racha, imite une mère syrienne dans une série de sketches se déroulant dans une Syrie déchirée par la guerre civile. Des images de la ville d’Alep ravagée s’intercalent dans le discours, où Racha confesse aussi, entre humour et gravité, ses espoirs.
Dans le premier épisode intitulé What’s your dream?, une émission de télévision imaginaire l’appelle au téléphone pour lui proposer de réaliser un vœu. Elle répond : « Un pays en sécurité, effacer le mot réfugié du dictionnaire, vaincre le tyran, arroser les plantes sur le balcon, manger des graines et du pop-corn, éveiller la conscience des dirigeants internationaux… »
Oui, le « tyran ». Le président syrien Bachar el-Assad est loin d’être épargné par cette série bricolée avec les moyens du bord dans un pays où les structures de production ont été soufflées par la guerre. « Auparavant, les sociétés de production télévisées étaient détenues par de riches propriétaires liés au régime », déclare le producteur de cette websérie, Adnan Hadad.
Seulement la moitié de ce secteur est aujourd’hui en activité, vestige d’une industrie florissante dans les années 2000 (50 séries syriennes y étaient produites), ce qui laisse maintenant de l’espace aux créateurs indépendants. Umm Abdo est conçue pour que « tout le monde puisse s’exprimer, même si je ne suis pas toujours d’accord avec ce qui est dit, mais mon opinion n’est pas importante », selon Hadad.
Un geste de liberté offert directement au monde entier, puisque la série fut d’abord disponible sur YouTube avant d’être diffusée sur les chaînes syriennes, devenant ainsi un phénomène de société. Le prix de l’indépendance? La société de production d’Adnan Hadad est basée en Turquie, pays voisin.
Umm Abdo ep01 - Web-séries internationales par forumdesimages
Le cas turc, entre Occident et Orient
Pont entre l’Europe et le Moyen-Orient, la Turquie est le parfait laboratoire pour lancer une révolution dans l’exportation de séries de la région hors de leur zone de confort. À part l’exemple très particulier de Umm Abdo, les séries du Moyen-Orient restent habituellement invisibles aux yeux des pays occidentaux et donc difficilement exportables. Or, le thrillerpsychologique turc Son (2012) est un cas d’école d’une série diffusée telle quelle en Suède, adaptée aux États-Unis (par ABC sous le titre Runner pour la saison 2015-2016) et en vue de l’être en Allemagne et en France.
Paradoxalement, le succès de la série s’explique par son insuccès en Turquie (seule la première saison a été diffusée) et le fait qu’elle ne ressemble en rien aux séries nationales habituelles, dans un marché où celles-ci, qu’elles soient des téléromans, des thrillers (Valley of the Wolves) ou historiques (comme The Magnificent Century, qui porte sur la vie à la cour du sultan Süleyman le Magnifique) sont davantage conçues comme des fonds d’écran pour le « spectateur ».
En Turquie, on regarde toujours la télévision en faisant autre chose (cuisiner, faire le ménage, se réunir en famille…), si bien que la narration des séries s’en trouve diluée. De 20 h à 23 h 30, on peut manquer une péripétie sans que cela pose problème, selon Béatrice Garapon, doctorante en histoire à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris.
Pourtant, cela n’empêche pas ces séries d’être exportées avec succès dans les Balkans, en Asie Centrale, en Amérique du Sud et, bien sûr, dans les pays arabes. Le succès de The Magnificent Century au Chili, par exemple, dépasse la simple explication de l’Islam comme ciment commun. Il dessine plutôt une géographie mondiale fascinante, hors de l’Occident, où, dans le confort de son foyer, une même soif d’évasion et de sensations fortes transcende les cultures.