Ponts et frontières de l’entrepreneuriat culturel

Comment exporter un bien culturel numérique à l’échelle internationale? Des entrepreneurs français et canadiens ont démontré leur savoir-faire lors du tout premier forum Enterprising Culture tenu à Toronto. Regard sur des initiatives prometteuses dans le domaine des arts visuels et de l’édition.

Depuis 2012, le laboratoire médiatique du Centre canadien du film (CFC Media Lab) encadre les efforts d’innovation d’une cinquantaine de jeunes pousses du secteur des médias à travers Ideaboost. Il s’agit d’un des premiers programmes d’investissement et de mentorat au Canada à soutenir les entreprises des nouvelles technologies de l’image et du son dans la foulée d’autres initiatives pionnières comme la Résidence Creatis à Paris, l’incubateur new-yorkais New Inc. ou encore le Digital Arts and Culture Accelerator à Londres.

C’est donc sous le signe de la continuité que le CFC tenait à Toronto en septembre 2016 la première édition d’Enterprising Culture, un forum franco-canadien destiné aux jeunes loups des industries créatives et culturelles, organisé de concert avec le Service culturel de l’Ambassade de France au Canada et le Forum d’Avignon, un laboratoire annuel d’idées approfondissant les liens entre culture et économie.

Durant deux jours, microsociétés en démarrage, institutions, politiciens et investisseurs ont partagé leur expertise et leur vision d’avenir sur les avantages pour les acteurs et promoteurs culturels d’investir davantage le secteur de l’innovation technologique.

De la culture de l’exportation à celle de la monétisation

Près de 20 ans après la mise sur pied du Fonds pour le multimédia, le premier programme canadien de financement de contenus interactifs, l’accélération des avancées technologiques permet aujourd’hui d’exporter la culture vers les plateformes numériques, car elles s’accompagnent désormais non seulement d’innovations au niveau des modèles d’entreprise, mais aussi de partenariats inédits permettant d’atteindre plus efficacement une clientèle internationale.

C’est ce type de partenariat que le laboratoire médiatique du CFC et le Forum d’Avignon ont souhaité favoriser par cette première initiative franco-canadienne, qui – au terme d’une séance marathon de pitchs – a permis à 11 entrepreneurs des deux côtés de l’Atlantique de se familiariser avec les particularités de l’industrie de leurs homologues étrangers.

Un marché global aux multiples particularités

Monétiser des biens culturels à l’échelle internationale n’est pas un processus sans heurts, considérant certaines barrières technologiques, culturelles et économiques évidentes comme la langue, les us et coutumes ainsi que les plateformes privilégiées des consommateurs numériques. À une échelle plus large, pensons aussi aux particularités réglementaires, aux joueurs prédominants en place et aux valeurs sociales qui varient d’un territoire à l’autre.

Afin de faire face à ces particularités comme autant de défis, les entrepreneurs appliquent déjà la méthode agile à leur plan de croissance hors de leurs frontières. Pour la plupart des intervenants du forum Enterprising Culture, il s’agira d’adapter leur contenu aux particularités culturelles ou aux licences populaires des marchés visés; pour d’autres, ce sera plutôt de faire affaire avec des partenaires locaux déjà actifs dans des réseaux et plateformes de distribution niches.

Les plus audacieux tenteront de créer de la valeur autour de propriétés en ligne/hors ligne existantes ou encore de s’émanciper des modèles de revenus en vogue actuellement dans l’économie numérique ainsi que dans des secteurs jugés plus traditionnels comme les arts visuels et l’édition.

Voici quelques exemples qui sont sortis du lot pendant le forum.

Arts visuels


Source: Wondereur

Fondée à Toronto par Olivier Berger et Sophie Perceval, deux entrepreneurs d’origine française, la plateforme canadienne Wondereur est à la fois une galerie d’art, une boutique en ligne et un guide d’exposition augmentée. Elle est déjà présente dans huit pays. L’application permet à divers influenceurs des arts visuels et numériques – collectionneurs, critiques, mécènes – de présenter de manière créative leurs artistes préférés.

Par le fait même, Wondereur souhaite réinventer la manière de parler, de promouvoir, de monétiser et même d’interagir avec l’art visuel et numérique, à l’aide d’une panoplie de services de patronage 3.0 et d’expériences immersives tirant profit de technologies inédites et potentiellement commercialisables à leur tour. Son objectif à court terme est de s’allier avec des musées européens et de s’implanter dans une vingtaine de pays afin de tirer profit du potentiel de l’art en ligne, considéré comme étant le segment de marché le plus prometteur en arts visuels.


Artips

De son côté, Artips connaît un succès fulgurant avec son service d’envoi d’anecdotes au sujet d’œuvres d’art pouvant être consultées en moins d’une minute. Distribuées gratuitement trois fois par semaine à raison de 5 millions d’envois par mois, ces micro-messages permettent à l’entreprise de se constituer une base de données très prisée (400 000 abonnés) auprès d’institutions comme le Louvre et le Musée d’Orsay, tout en générant des contenus dérivés comme des visites guidées et des modules de rattrapage culturel en e-learning modelés en fonction des besoins de ses partenaires.

Artips, qui vient de boucler sa seconde ronde d’investissements pour un total de 1,9 M$, prévoit adapter ses anecdotes à la musique et aux sciences dans un avenir rapproché.

Édition

Source: Gepeto

Le Torontois Ram Puvanesasingham a remarqué que les parents déboursent davantage pour des cahiers de coloriage que des applications interactives. C’est ainsi qu’est née Gepeto, une plateforme de création de contes interactifs par laquelle des dessins coloriés par des enfants se transforment en courtes animations grâce à des technologies utilisées habituellement dans le développement de jeux vidéo et la réalité augmentée. L’équipe dirigée par Puvanesasingham cherche actuellement à développer des partenariats de licence avec des marques jeunesse intéressées à intégrer leurs outils dans une interface Web, alors que Gepeto n’est destinée actuellement qu’aux appareils mobiles.

C’est toutefois le travail de la Française Claire Faÿ, la créatrice des Éditions animées, qui fut récompensé d’un des deux Prix de la start-up culturelle. Ayant enregistré des ventes nettes de 500 M$ en 2015, l’entreprise offre à son tour aux enfants la possibilité d’animer des histoires à partir de leurs dessins et d’ainsi donner une seconde vie aux livres imprimés sans toutefois les remplacer.

À la base, il s’agit d’un succès traditionnel de librairie s’accompagnant de l’application gratuite BlinkBook qui sert à animer les coloriages des utilisateurs, un tandem également exploité par licence dans le cadre de projets créés sur mesure, dont récemment pour la télécom Bouygues et la Fondation Louis Vuitton. Après avoir conquis le Royaume-Uni et la Corée du Sud, les Éditions animées prévoient proposer des tarifs allégés et plus abordables tout en investissant davantage dans l’innovation de ses technologies propriétaires.

Le meilleur des deux mondes

Bien qu’il fut largement reconnu que les institutions culturelles seront appelées à s’internationaliser encore davantage à l’avenir, des personnalités comme Alexander Neef de la Canadian Opera Company souhaitent voir se développer de nouveaux types de co-création entre le Canada et la France, et ce, en dépit des spécificités respectives des deux alliés qui voudront tirer tout autant profit de la culture entrepreneuriale nord-américaine axée sur la croissance et la monétisation des auditoires que de l’expertise européenne en matière de valorisation tous azimuts de la culture à travers l’ensemble du tissu social.

Chose certaine, le forum aura permis de démontrer que la technologie peut dénouer les tensions entre l’art et le commerce. De nombreux entrepreneurs numériques français et canadiens ont prouvé qu’ils peuvent être considérés comme des créateurs à part entière grâce à leur savoir-faire, leur sens de la formule et l’ingéniosité dont ils sont capables pour développer leur auditoire.


Charles Stéphane Roy
Charles Stéphane Roy est producteur multiplateforme et chargé de l’innovation à La maison de prod depuis 2013. Il fut auparavant rédacteur en chef du quotidien Qui fait Quoi, puis réalisa des mandats d’analyse stratégique pour l’Observatoire du documentaire du Québec et le Groupe Évolumédia. Ses projets, qui intègrent filmtech et modèles d’affaires innovants, ont été sélectionnés à Cannes NEXT, Cross Video Days et l’accélérateur Storytek, en plus de se mériter le POV Hackathon Award et le Prix HackXplor Liège TV5 Monde.
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