Pourquoi coproduire son doc aux ÉTATS-UNIS?

Le marché américain du documentaire est à la fois si proche, et si loin. Reposant sur le financement privé, il s’agit d’une bête entièrement différente des systèmes canadiens ou même européens, axés sur le financement public. En novembre dernier aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM), les producteurs canadiens Ina Fichman de Intuitive Pictures (Fire of Love) et Bob Moore de EyeSteelFilm (Midwives) ont raconté leurs incursions au sud de la frontière, en soupesant les pours et les contres de ce système.

Si le producteur Bob Moore, de EyeSteelFilm, s’est retrouvé à coproduire le film Midwives dans le marché américain, c’est un peu «par défaut». Son associée, Mila Aung-Thwin, voulait produire le projet de documentaire de la cinéaste Snow Hnin Ei Hlaing, basée au Myanmar. Mais il n'existe pas d'accord entre ce pays et le Canada ou l’Europe. Il était donc impossible de combiner des «points» de coproduction internationale. 

«Ce que nous appelons le système américain, à la base, c’est un marché ouvert, explique Bob Moore. Nous ne sommes pas contraints de travailler avec un groupe spécifique de personnes [sur la base de leur nationalité]. Et tout est ouvert à discussion. Sauf qu’il n’y a pas d’argent, à moins que tu parviennes à en trouver», précise-t-il. Le producteur insiste d’ailleurs pour dire que, de toutes les raisons de coproduire un film aux États-Unis, la motivation «financière» est, à ses yeux, «la moins évidente».

Dès le début du projet, l’équipe d’EyeSteelFilm a dû se battre pour chaque dollar amassé en gagnant des «prix de pitch» dans des festivals comme DMZ International Documentary Film Festival en Corée du Sud et les HotDocs. Ajouté à cela, elle a aussi obtenu des capitaux d’investisseurs privés sensibles aux thématiques du film, qui se penche sur la condition des femmes dans un village divisé par des tensions politiques et religieuses.

Le parcours d’Ina Fichman est un peu différent. La productrice montréalaise s’est pour sa part tournée vers le marché américain pour donner une nouvelle impulsion à ses projets documentaires. «Je considère la communauté québécoise et canadienne du documentaire passablement robuste, sauf que ça reste un espace limité. En tant que productrice, je me suis demandé comment je pouvais continuer à produire des films en sortant un peu des sentiers battus. »

Lorsque s’est présentée l’opportunité de produire le documentaire Fire of Love, sur un couple de volcanologues excentriques ayant connu la popularité dans les années 70-80, et dont les archives étaient gardées en France, elle n’a pas hésité à approcher des investisseurs américains pour concrétiser son projet.

Plus de joueurs, moins de volume

Le marché américain se caractérise par la présence d’un grand nombre de «petits joueurs» pouvant financer un projet documentaire. Il existe plusieurs fonds, studios et investisseurs privés ayant chacun leurs thématiques privilégiées. Ina Fichman, par exemple, a su piquer l’intérêt du studio Sandbox Films, dont la mission est de faire des films sur la science, mais avec une dimension créative. 

«Si vous avez vu Fire of Love, vous comprenez que c’est un sujet scientifique, mais que c’est raconté avec un point d’auteur vraiment unique, explique la productrice d’Intuitive Pictures. Au Canada, ce genre de film n’est pas nécessairement encouragé, de manière globale, en raison de la structure en place.» La productrice se désole que, trop souvent, les producteurs travaillent «à l’envers» en essayant de faire cadrer leur projet dans le «mandat d’un diffuseur».

Grâce à son investisseur américain, Ina Fichman a eu carte blanche pour choisir son équipe de production. «Avec Shane Boris comme coscénariste et coproducteur, ça devenait difficile de se qualifier comme un film original canadien, explique d’abord la productrice. Puis Sara Doris [la réalisatrice du film] voulait travailler avec Erin Casper, une éditrice partenaire de longue date qui habite à New York. En tant que productrice qui se soucie de l’environnement créatif de son équipe, je ne voulais pas imposer un directeur simplement pour obtenir des points de co-production. Ça n’aurait eu aucun sens.» Plusieurs artisans québécois se sont joints au projet, dont la recherchiste Nancy Marcotte et l'ingénieur du son Gavin Fernanders, précise-t-elle, se défendant d’avoir choisi une équipe uniquement «américaine».

Réfléchir à son auditoire

Sur le plan financier, coproduire un film aux États-Unis implique une manière différente de partager le risque. Plutôt d’accorder un prêt ou une bourse, les nombreux fonds et studios américains ont davantage tendance à financer les films sous forme «d’investissement» («d’equity») ; c’est-à-dire qu’ils se remboursent ou dégagent des profits seulement si le film en génère lui-même. 

«Quand on s’engage dans une relation avec un investisseur, idéalement, on ne veut pas juste gaspiller leur argent sur le premier film, sans possibilité de retour pour un second film, explique Bob Moore. On doit donc définir à l’avance quels sont les revenus potentiels du film. Ce que j’aime de ce système, c’est qu’il nous force à être conscient de notre auditoire potentiel.»

Cette approche avisée a permis à l’équipe d’EyeSteelFilm de bâtir une relation de longue haleine avec le diffuseur américain PBS, qui a – par le passé – participé au financement de six films d’EyeSteelFilm. Et qui, une nouvelle fois, s’est engagé à acheter les droits télévisuels de Midwives pour le territoire des États-Unis.

En tant que membre de la Documentary Producers Alliance (DPA) aux États-Unis, Ina Fichman offre une mise en garde aux producteurs et productrices qui convoitent le marché américain pour coproduire un documentaire. «Si on remonte aux premiers jours des investissements privés, les investisseurs avaient tendance à dire: les producteurs et les directeurs ne seront pas payés tant que nous n’avons pas récupéré notre argent. Or, selon les lignes directrices de la DPA, le budget de production doit d’abord être couvert [avant de rembourser les investisseurs].»

Pari gagné

Évidemment, coproduire un film aux États-Unis ne garantit pas le succès critique ou commercial d’un film. Toutefois, avec le recul, les deux producteurs canadiens présents aux RIDM peuvent se targuer d’avoir «gagné leur pari». Fire of love a connu une belle visibilité sur Disney+ en plus d’être sélectionné dans la catégorie du «Meilleur documentaire» aux Oscars. Après sa diffusion à PBS, Midwives a suscité plusieurs commentaires positifs, en plus d’obtenir le prix «Excellence in Verité Filmmaking» au Festival du film de Sundance et d’avoir été sélectionné dans la catégorie «Meilleur documentaire» aux Film Independent's Spirit Awards.

Les propos rapportés proviennent de la conférence suivante :  https://ridm.ca/fr/evenements/travailler-avec-les-etats-unis-mode-demploi


Philippe Jean Poirier
Philippe Jean Poirier est un journaliste indépendant couvrant l'actualité numérique. Il explore l'impact quotidien des technologies numériques à travers des textes publiés sur Isarta Infos, La Presse, Les Affaires et FMC Veille.
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