Quelles orientations stratégiques pour mieux soutenir les médias numériques interactifs d’ici?
À l’échelle mondiale, l’engouement s’intensifie pour les expériences immersives et interactives rehaussées par les technologies des réalités virtuelles et augmentées. Pendant que les géants du web développent ces créneaux (Facebook, Spotify Island, Netflix jeu) et que la démocratisation d’outils accélère les innovations (ex. Google Live View), la pression de trouver sa niche et de créer des alliances stratégiques augmente.
Le Québec, avec son riche bassin de créateur·trices et d’entrepreneur-es dans l’industrie numérique, dispose d’un grand potentiel pour se positionner en tant que leader dans cet écosystème d’innovation. Or, tel que souligné dans le récent rapport de la firme Habo, le milieu est fragmenté et fait face à des enjeux de valorisation. Plus spécifiquement, selon le rapport des tendances 2022 du FMC, la menace pèse sur les PME en création de contenu au niveau de la conservation de leur propriété intellectuelle (PI). Le phénomène, complexe, s’inscrit sur une toile d’enjeux interreliés. Parmi ceux-ci, notons les faibles redevances des artistes dans la chaîne de rétribution, le manque de financement à la commercialisation, le pouvoir asymétrique de négociation des diffuseurs numériques, la complexité à gérer les droits d’auteur dans l’univers dématérialisé de l’environnement numérique et la dynamique conflictuelle entre l’enrichissement du domaine publique et la monétisation des oeuvres.
Afin de mieux comprendre les enjeux de PI des médias numériques interactifs, cinq différents joueurs et joueuses (artistes, laboratoire en R&D, startup et studio en création de contenu) nous ont raconté leur réalité, leurs défis ainsi que les stratégies mobilisées pour assurer la pérennité de leur pratique. Leur témoignage éclaire sur des orientations stratégiques pour mieux soutenir le milieu.
Les enjeux de PI
- Capitaliser sur le processus innovant pour favoriser le développement de PI
L’aboutissement d’une PI est le fruit d’une démarche marquée par l’incertitude et la contingence. Elle repose sur un processus d’exploration qui exige de constamment diverger du plan initial au bénéfice de pistes d’investigation potentiellement plus prometteuses. Complexe et abstraite par moments, la démarche d’innovation requiert de la patience, de la flexibilité et une rigueur méthodologique en procédant notamment par étapes clés de résolution de problèmes.
Ce sont les apprentissages qu’a retenus le studio multimédia Float4 en développant Realmotion™, leur logiciel et ses serveurs de contenu en temps réel, reconnu internationalement pour ses capacités hautement spécialisées. Or, comme le mentionne Charlotte Belleau, productrice exécutive à Float4 et membre du CA de l’association des producteurs d’expériences numériques XN Québec , “Ce ne sont pas tous·tes les membres de XN Québec qui ont les moyens d’investir du temps à soulever des questions et à essayer des choses. Et pourtant, une journée de création peut faire une énorme différence pour ceux et celles qui ont une mine d’or dans leur tête. ”
Les premiers investissements dédiés au développement des idées créatives à fort potentiel aux différentes phases clés du processus de création de la PI sont un privilège qui n’est pas l’apanage de tous. Selon Charlotte Belleau, des mesures incitatives simples tel que l’accès à des lieux et à des équipements dans une perspective de mutualisation de ressources encouragerait le temps consacré à la R&D. De plus, de meilleurs arrimages des modèles de financement face aux caractères de nouveauté et d’incertitude spécifiques à cette étape de développement cruciale faciliteraient l’accès au financement.
Capitaliser sur le processus innovant implique ainsi des investissements et une expertise sujette à être bonifiée.
- Renforcer les modèles d’affaires pour déployer les pratiques artistiques à grande échelle
Les stratégies pour déployer les pratiques artistiques à grande échelle sont multiples: des stratégies d’affaires visant à générer des droits de suite (redevances versées aux titulaires de droits lors de la revente d’une oeuvre), la création d’une offre de service liée à l’usage d’une PI, la création de marques pour donner de la visibilité à des projets spécifiques ou encore des marques blanches pour des projets de commande.
La juste rémunération des artistes et artisans de la scène est un enjeu d'autant plus actuel avec les nouveaux modes de diffusion artistique numériques.
L’artiste Louis-Robert Bouchard, fondateur de la compagnie Interférences Art et Technologie, observe une précarité qui persiste, faute de barèmes de rémunération, pour certains corps de métiers. Pour contribuer à la réflexion, M. Bouchard entame un projet d’étude ayant pour objet les modèles de rétribution aux artistes dans le contexte d’une salle d’exposition dans le métavers (projet Ellipse).
Pour Jonathan Rouxel, fondateur et PDG de la start up Prologue XR Studio, une avenue serait de valoriser la PI à travers l’implantation d’un système de rétribution (ex. la blockchain) profitant à toutes les parties prenantes de la chaîne de valeurs. “L’idéal serait une seule chose qui génère de la valeur pour tout le monde. Si je gagne, tout le monde gagne.”
- Actualiser les services liés à la protection des droits d’auteur et de la marque
Pour certain·es artistes, le dépôt de la marque ou du droit d’auteur n’est pas nécessaire, notamment parce que la complexité des technologies sous-jacentes rend leur produit difficilement imitable. A l’opposé, d’autres ont des besoins de protection pour lesquels les systèmes mis en place n’offrent pas une réponse adéquate.
C’est le cas pour l’artiste Philippe Dubost, créateur d’expériences interactives multiples. Naviguant dans un milieu où les concepts et les idées circulent rapidement, le plus grand enjeu de l’artiste est celui d’un filet de protection pour se parer contre les attaques judiciaires. Les concepts et prototypes mis de l’avant dans ses œuvres sont facilement reproductibles par des tiers. “Comment faire en sorte qu’un projet qui fonctionne ne soit pas repris tel quel à plus grande échelle par une agence ou une autre structure? Une grande crainte serait de se faire attaquer par la suite alors que le concept est une idée originale de notre part. ” De son expérience, le système légal actuel répond plus difficilement aux besoins des artistes à son échelle.
Jonathan Rouxel, fondateur et PDG de la start up Prologue XR, souligne pour sa part la lenteur du processus juridique, inadapté à l’évolution rapide des produits numériques. Après deux ans et demi d’attente, l’approbation du dépôt de la marque protégerait dès lors un projet qui n’existerait plus.
Ceci étant dit, notons que des services de protection plus adaptés à la réalité des start up existent. Afin d’initier la phase de commercialisation de son produit numérique en réalité augmentée Crime Trip, M. Rouxel a bénéficié d’un support légal offert par son incubateur partenaire avec une firme d'avocats.
- Faire rayonner la PI et exploiter la force créative du milieu au moyen des licences de logiciels libres
La démocratisation des procédés techniques à l'origine des œuvres interactives et immersives au moyen des licences de logiciels libres est une pratique culturelle numérique établie. Dans son concept, l’approche du copyleft du droit d’auteur vise à encourager l’appropriation des technologies et à générer de l’innovation en accordant la liberté aux artistes et aux créatrices et créateurs d’adapter, de copier, de redistribuer et même de commercialiser les outils. Or, des possibilités se dessinent pour davantage capitaliser sur les opportunités qu’offre cette forme d’innovation ouverte.
Pour l’artiste Louis-Robert Bouchard, il s’agit de développer des communautés de travail sur les codes pour augmenter la dissémination des nouvelles techniques et générer de l’intelligence collective. “Le code open source présentement n'est pas assez connu. Nous sommes d’ailleurs en train d’envisager un déploiement plus grand pour Graffiti numérique”.
Par ailleurs, des mythes et biais négatifs en regard de l’approche méritent d’être démystifiés puisque les licences libres sont paradoxalement vues comme un frein à la commercialisation des innovations. Des confusions règnent quant à la gestion des licences et des mises à disposition parfois complexes: alors que les redistributions des versions ultérieures du logiciel impliquent d’accorder réciproquement les mêmes libertés que la version source, ces contraintes ne s’appliquent pas forcément à l'œuvre en totalité.
Selon Emmanuel Durand, codirecteur du Métalab, le laboratoire de recherche et développement de la Société des arts technologiques de Montréal (SAT), il s’agit avant tout d’un enjeu d’éducation. “L'innovation dans l'utilisation de nos outils se trouve au niveau des cas d'usage et des assemblages entre nos outils, plus qu'au niveau de chaque outil individuel. Et cette innovation reste bien évidemment la propriété des personnes qui l’ont créée (entreprises, artistes, etc...) sous une licence qu'ils ou elles sont libres de choisir. “
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Les tendances émergentes sont porteuses de nouvelles phases de création, de production et de diffusion de contenus. Par conséquent, des opportunités sont à saisir. Démystifier les enjeux de PI et identifier des stratégies pour mieux soutenir les joueuses et joueurs dans le positionnement de leurs marchés respectifs est assurément une pierre angulaire de l’enrichissement de notre patrimoine en créativité numérique.
