Retour sur les investissements: défis, expertise et percées liés à la co-création en production médiatique

Qu’est-ce qu’un média de collaboration, et à quel moment peut-on dire qu’il est réellement inclusif? Des approches comme la co-création et l’apprentissage en labo influencent de plus en plus la production média et mettent en lumière des méthodes de travail et des moyens de planification non-traditionnels sur le plateau.

En général, les documentaires, les œuvres de non-fiction, et même les chroniques mettant en valeur la communauté sont fondés sur une expertise intersectionnelle externe au personnel de production et découlent d’un processus fondamentalement basé sur le consentement. Certains projets naissent pour leur part d’une vision transversale, souvent animée par le leadership de membres des Premières nations qui négocient activement les modalités de la rémunération collective. Ces projets d’une complexité intense impliquant une logistique éprouvante s’inscrivent certes dans une approche encore inexplorée et comportant des défis, mais ils insufflent toutefois une confiance qui n’a que trop tardé envers des experts sous-représentés.

Le court-métrage LOCKDOWN (2020), co-créé par Brenda Longfellow, lève le voile sur les expériences d’ex-détenues à Vancouver. Le projet, financé grâce au programme fédéral du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH,) a récemment fait volte-face afin d’adapter son format et sa longueur aux exigences de la COVID-19. Cependant, les entrevues réalisées sur Zoom qui tissent la trame narrative du film ont, dans la plupart des cas, conservé l’esprit de co-création qui les anime pour diverses raisons.

Brenda a précisé au cours d’une discussion que la co-création est compatible avec la réalisation de documentaires puisque souvent, il s’agit d’un «éthos démocratisant» axé sur les témoignages de collaboratrices et collaborateurs au film (ou de personnes interviewées). En effet, les documentaires issus de la co-création présentent souvent uniquement des témoignages en guise de données de référence, sans inclure d’images d’archive.

En théorie, la co-création aide un documentaire à étendre sa portée au-delà de son caractère informatif intrinsèque, en misant sur le bien-être des personnes qui y collaborent. Toutefois, en pratique, en dépit de son potentiel de créativité, le film LOCKDOWN a présenté plusieurs défis. Bon nombre des entrevues devaient être réalisées en personne et en format «table ronde visant à favoriser la guérison». Brenda indique qu’au cours de la phase préparatoire pré-tournage, à l’occasion de ces nombreuses «tables rondes» (pré-COVID), certains ont refusé de prendre la parole ou ont interrompu leur témoignage portant souvent sur des expériences intenses et détaillées. Dans bien des cas, ces personnes ont retiré leur consentement à se faire filmer, ce qui a entraîné une interruption totale du processus de production.

LES DÉFIS DE LA PRODUCTION EN CO-CRÉATION

Anita Lee, productrice exécutive à l’Office national du film du Canada , a contribué à faire tomber les barrières qui ont freiné les communautés marginalisées et sous-représentées dans les milieux créatifs durant de nombreuses années. Grâce à sa collaboration avec la Fondation Ford, elle a mis sur pied un labo de co-création pour les créatrices et créateurs autochtones, et a joué un rôle dans l’étude de Collective Wisdom en rencontrant la documentariste et pionnière de la co-création canadienne Katerina Cizek au MIT.

Anita Lee comprend bien la nature dynamique du consentement accordé dans le cadre de la réalisation d’un film documentaire. Elle indique que souvent, le consentement peut être vu d’un point de vue réducteur: «légalement, si j’ai obtenu une décharge de la part des participants, j’ai donc obtenu leur consentement légal.» Or, «récemment, même si nous avons obtenu les droits d’utilisation, nous nous demandons si nous avons le droit moral, le droit éthique de nous en servir.»

Actuellement, Anita Lee collabore à la production de XR Parks, une série d’expériences de RV toujours en développement. Si XR Parks s’inscrit dans une démarche d’abord orientée vers la communauté et la promotion de projets avant-gardistes, elle a vocation d’incarner ce qu’Anita décrit comme une «réelle intersection entre les approches autochtones et la co-création». Conçue en collaboration avec Parcs Canada, XR Parks propose une expérience de RV qui sera accessible sur de multiples plateformes et fait appel à des personnes expertes de la conception qui doivent «penser à l’architecture d’une œuvre dès ses balbutiements», «en misant sur de nombreux champs d’expertise créative.»

Mais comme pour tous les projets de co-création, XR Parks se déroule sur une longue période. «Nous avons passé une année entière uniquement sur le développement du processus de travail et de l’aspect technique du volet créatif, parce que nous mettons sur pied une approche de création entièrement basée sur la communauté autochtone.»

Dans l’industrie en général, on réévalue sérieusement l’équilibre entre la propriété créative et la propriété intellectuelle, puisque les créateurs·trices et collaborateurs·trices marginalisé·es profitent d’une plus vaste distribution de leurs œuvres.

«Récemment, il m’arrive souvent de me demander qui est la meilleure personne pour raconter une histoire», mentionne Anita Lee. «En mon for intérieur, je me dis qu’à ce stade-ci, il faut laisser la chance aux créatrices et créateurs racisés d’affirmer qu’ils et elles sont les bonnes personnes pour raconter ces histoires.»

 EXPERTISE DE CO-CRÉATION

Pour le long métrage innovant SGaawaay K’uuna (2018) ou Edge of the Knife, en anglais, il ne faisait aucun doute que les membres de la nation haïda étaient les raconteurs et raconteuses par excellence. Le peuple haïda forme une communauté autochtone forte de siècles d’histoire, et vit dans l’archipel de Haïda Gwaii, tout près des côtes de la Colombie-Britannique. À mesure que la dynamique s’est transformée sur le plateau de SGaawaay K’uuna et qu’une place plus importante a été accordée à l’art autochtone de raconter une histoire, la production s’est taillé un rôle de précurseur dans l’approche co-créative, grâce au talent pour la négociation, au savoir-faire et à l’art de la tradition orale des Haïdas.

En effet, SGaawaay K’uuna a donné naissance à la maison de production Niijang Xyalaas. Selon Jonathan Frantz, producteur et directeur photo de SGaawaay, il «s’agissait de la seule manière appropriée pour IsumaTV et moi de prendre part au projet, puisque ça garantissait aux Haïdas un contrôle total sur le projet et sur les droits de propriété.»

SGaawaay K’uuna est le premier long métrage entièrement en langue haïda. Il dépeint un jeune homme haïda et sa communauté, tandis qu’ils s’intéressent à l’histoire du Gaagiixiid, «l’homme-sauvage», racontée durant des millénaires par la communauté de l’archipel Haïda Gwaai. Adiits’ii, confronté à un traumatisme récent, part se réfugier dans la nature, où sa tourmente émotive et physique le transforme en homme-sauvage. En dressant le portrait d’Adiits’ii, SGaawaay K’uuna met en valeur des rituels de guérison collective, ainsi que les façons dont les responsabilités collectives et individuelles s’entremêlent.

Illustration Cocreation Article
Illustration de Nandita Ratan

«Avant le début de la production, nous avons organisé ce que nous avons appelé «un cocon linguistique» pour décrire l’apprentissage intensif de la langue avant le début de la production», mentionne Jonathan Frantz. «Nous avons organisé une retraite d’apprentissage de la langue de deux semaines dans des cabanes situées à Hiellen, où étaient réunis les acteurs et actrices et des mentors de langue. Nous avons aussi créé une application d’apprentissage de la langue, dans laquelle nous avons intégré un enregistrement intégral du scénario en langue haïda, afin d’aider les acteurs à mémoriser leurs répliques.»

En mettant l’accent sur l’expertise première des locuteurs et locutrices de la langue haïda, des écrivains haïdas qui ont ficelé le scénario et des mentors de la langue présents sur le plateau en tout temps, les 25 haïdas qui parlaient encore couramment la langue ont contribué à forger un environnement où régnait une ancienneté de plus en plus nourrie par la démocratie. En effet, grâce à cet investissement et à une attention aux détails encore plus poussée, l’équipe de production a su favoriser une approche indispensable à la co-créativité: la méthode intersectionnelle.

«Nous avons évalué ce que nous pourrions utiliser sur place, et avons emmené avec nous des professionnels du cinéma qui partageaient une vision d’entraide et de collaboration avec la nation haïda», mentionne Jonathan Frantz. Par exemple, Leonie Sandercock, professeure à l’école de planification communautaire et régionale à UBC, indique qu’elle a «aidé les équipes techniques haïdas de diverses manières ».

En parallèle à cette approche intersectionnelle, le savoir haïda a été mis de l’avant et a servi de fil conducteur durant le tournage de SGaawaay. Cela a même mis en relief des contraintes de logistique. «D’emblée, nous avions opté pour des plans-séquences», signale Jonathan Frantz, «ce qui réduit le travail de montage. Cependant, ça s’est avéré ardu à obtenir car les acteurs et actrices ne pouvaient pas soutenir les dialogues sur une aussi longue période. Voilà pourquoi les prises sont plus courtes en fin de compte.»

Jonathan Frantz mentionne aussi que «même à l’étape du montage, il a fallu que les experts de la langue nous indiquent laquelle des prises était la meilleure du point de vue linguistique. Ainsi, les équipes de montage et de réalisation ont dû faire un choix entre «la meilleure prise du point de vue de la langue» et «la meilleure prise du point de vue du jeu des acteurs».

L’énergie co-créative qui se dégage de SGaawaay K’uuna est dans une certaine mesure inopinée. Lorsqu’on lui demande ses impressions sur Une journée dans la vie de Noah Piugattuk (2019), par exemple, Jonathan Frantz se remémore les principes de co-créativité qui ont guidé SGaawaay. «Notre équipe d’Isuma collabore et travaille ensemble, mais son approche est très différente de celle de l’équipe haïda.»

PLACE AUX PERCÉES

Si, d’une part, les intervenant·es, expert·es et collaborateurs·trices sous-représenté·es notent des occasions à saisir du côté des productions réalisées en mode co-création et de leurs plateaux non-traditionnels, le problème de l’affordance (ou potentialité) dans les œuvres créatives demeure ancré dans un dilemme culturel plus vaste. Le terme «affordance» fait référence à ce que l’environnement peut offrir à un individu, mais dans une approche de co-création, on demande à «une personne ce qu’elle peut offrir à un environnement». Même si les projets de co-création sont le théâtre d’un nombre croissant de problèmes de logistique, ils sont destinés aux experts qui sont en mesure de s’adapter à ce genre d'éléments.

Frantz indique, en discutant du chamboulement des perspectives qui accompagne un projet mû par une approche co-créative, que lorsque la culture et la communauté sont mises en valeur, cela empêche le risque de «perdre de vue le contexte.»

Pour Anita Lee, l’intérêt grandissant de l’ONF envers la co-création numérique jumelé à son objectif permanent de «briser les barrières freinant les communautés marginalisées et sous-représentées» sont tous deux mûs par le lien puissant qu’ils ont en commun avec sa propre carrière en production médiatique. Anita s’anime en indiquant qu’une participation plus importante et des conversations plus poussées sur les dynamiques de pouvoir dans le domaine de la co-création, «revêtent une importance fondamentale». Elle précise que «nous comprenons la relation entre un "sujet" et un cinéaste d’une manière différente». Ces changements ont un effet transformateur sur les dynamiques de pouvoir qui régnaient traditionnellement en réalisation cinématographique, et laissent une plus grande place à la collaboration et au consentement, tandis que des objectifs transformés redéfinissent l’essence des projets de co-création.


Kathryn Armstrong
Kathryn Armstrong est à la fois consultante et spécialiste des médias.
Sa feuille de route est axée sur les collectivités et individus qui définissent l’écosystème médiatique fort diversifié du Canada. Ses récentes publications incluent notamment sa thèse sur le discours national de la cinématographie canadienne, remise au Cinema Studies Institute de l’Université de Toronto. Elle livre également de nombreux discours, notamment lors des conférences de l’Association canadienne d’études cinématographiques. Les sujets qu’elle aborde incluent la relation entre les producteurs canadiens indépendants et les diffuseurs nationaux. Connue pour son intellect et son habileté à créer des liens, Kathryn a effectué des travaux de recherche pour l’ACPM, en plus d’avoir travaillé en étroite collaboration avec le TIFF et Ontario Creates. Elle est titulaire d’une maîtrise en production médiatique de l’Université Ryerson, ainsi que d’une maîtrise et d’un baccalauréat en études cinématographiques de l’Université de Toronto.
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