Sherlock : de classique littéraire à succès moderne
Célèbre détective créé par Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes a connu une kyrielle d’incarnations depuis que l’auteur l’a présenté au public en 1887, dans le premier de ses quatre romans qui mettent en scène ce héros. Ce sont toutefois les nouvelles de Conan Doyle, publiées une fois par mois dans le magazine The Strand, qui ont exalté l’imagination des lecteurs. Ceux-ci ont pris goût à écrire au détective fictif à son adresse du 221b, rue Baker, à Londres (bien que cette adresse n’existait pas à l’époque, l’édifice qui s’y trouve maintenant abrite le Sherlock Holmes Museum). Certains s’adressent à Sherlock Holmes pour qu’il les aide à retrouver leur animal domestique disparu; d’autres lui offrent leurs services en tant qu’aides domestiques. Las de son personnage, Conan Doyle avait finalement résolu de s’en débarrasser : en livrant un combat avec son ennemi juré, le professeur Moriarty, Sherlock a plongé dans les chutes du Reichenbach. La réaction a été brutale et sans précédent : 20 000 abonnements au The Strand ont été annulés, les passants portaient dans les rues un brassard noir en signe de deuil et la notice nécrologique de Holmes a été publiée dans d’innombrables journaux. La fiction a été rattrapée par la réalité : pendant les dix années que Conan Doyle a mises avant de ressusciter son détective, une foule de récits non officielsmettant en scène Sherlock Holmes ont vu le jour. Ce fut l’amorce de ce qu’on allait appeler les « fan fictions », ces récits créés par les amateurs.
Transportons-nous maintenant en 2010, l’année qui marque l’apparition d’un Sherlock nouveau genre, dans une série créée pour BBC Wales, BBC One et PBS par Hartswood Films, une société de production britannique indépendante. Les trois saisons de la série ont connu un succès inégalé : elles ont toutes été largement primées, et la troisième, inaugurée un jour de l’An, s’est illustrée comme la série dramatique britannique la plus écoutée depuis 2001. Son retentissement à l’étranger, en Chine particulièrement, a été phénoménal. Parler d’un personnage au service du gouvernement à l’éthique douteuse (c’est-à-dire le frère de Sherlock, Mycroft), c’est s’exposer à coup sûr à la censure de la télévision chinoise. Cependant, l’industrie naissante que représentent les sites de vidéo en ligne échappe à bon nombre de ces restrictions. Présenté sur Youku, la version chinoise de YouTube, deux heures après sa première au Royaume-Uni, l’épisode initial de la série a récolté cinq millions de visionnements en 24 heures. Deux semaines plus tard, ce nombre avait atteint les 14,5 millions.
LE SECRET DU SUCCÈS
Bien sûr, il est toujours avantageux de pouvoir compter sur une équipe brillante. En effet, Sherlock a été créé par Stephen Moffatt et Mark Gatiss (lequel joue aussi dans la série), qui ont également à leur actif Dr. Who (en tant que scénariste principal, dans le cas de Stephen Moffatt), et Benedict Cumberbatch et Martin Freeman y tiennent les rôles principaux.
Si on a abondamment commenté le fait que les récits ont été « modernisés », les créateurs sont en fait restés fidèles à l’univers des œuvres de Conan Doyle. Ce sont plutôt les moyens utilisés pour raconter et partager ces histoires qui ont été adaptés au 21e siècle – et c’est, sans conteste, l’un des facteurs clés de leur succès.
Pendant la première saison, on a fait appel à des outils simples et modernes de narration : les ingénieuses vues en coupe des messages textes permettant de suivre la conversation, ou les entrées de blogue de Watson sur chaque affaire (sur le modèle de la narration à la première personne des récits de Conan Doyle). Du contenu supplémentaire est aussi offert en ligne, comme le blogue de Watson et le site Web de Holmes, The Science of Deduction. En plus d’y accéder à des cas ne figurant pas dans la série, on y trouve un forum où le public peut écrire à Holmes pour lui demander, par exemple, de les aider à retrouver leur animal disparu (ça vous dit quelque chose?).
BEAUCOUP DU BRUIT SUR TWITTER
Ces thèmes ont été développés au cours de la deuxième saison et, après le début de sa diffusion sur la BBC en janvier 2012, l’auditoire s’est accru pour atteindre une moyenne de huit millions de téléspectateurs. Au dernier épisode, Sherlock trouve la mort en chutant d’un édifice, au terme d’une altercation avec son ennemi juré, Moriarty. Tout comme à la fin du 19e siècle, le récit a capté l’imagination du public, au point que le mot-clic#IbelieveinSherlock a enfiévré la Twittosphère. Les conversations sur Twitter et, encore une fois, les « fan fictions » ont permis aux amateurs de Sherlock de ne pas rester sur leur faim pendant la pause de deux ans entre les deuxième et troisième séries.
À la fin de 2013, une campagne de marketing bien réelle a annoncé la diffusion le jour de l’An de The Empty Hearse, le premier épisode de la troisième série : un corbillard vide, garni à l’arrière d’arrangements floraux formant la date « 01.01.2014 », a effectivement parcouru les lieux de Londres typiquement associés à Sherlock. Le mot-clic#SherlockLives a enflammé les échanges sur Twitter : il s’est retrouvé dans 22 935 gazouillis, dans la première heure seulement.
SHERLOCK PREND LE VIRAGE INTERACTIF
Afin d’étendre sa portée numérique en vue de la troisième saison, Hartswood Films s’est associé à l’entreprise de production numérique primée, The Project Factory, pour présenter l’application iOS Sherlock: The Network. Celle-ci invite les joueurs à faire partie, à Londres, du « réseau itinérant » de collaborateurs fiables de Sherlock (un autre clin d’œil aux œuvres de Conan Doyle) pour aider le héros et son partenaire à élucider dix nouvelles affaires, offrant ainsi aux joueurs un accès à des vidéos exclusives qui mettent en scène les deux têtes d’affiche de la série.
« Nous nous sommes efforcés de recréer le style, la qualité et l’intelligence qui caractérisent la série, ce qui n’était pas une mince affaire », raconte David Varela, l’auteur de l’application. En plus de chercher à répondre aux attentes de l’auditoire télé, les développeurs de l’application souhaitaient tenir compte des téléspectateurs occasionnels et des amateurs de jeux vidéo; l’histoire se devait donc à la fois d’être accessible et d’avoir assez de profondeur pour que les joueurs y reviennent plus d’une fois.
Au cours des neuf jours suivant sa sortie en janvier, Sherlock: The Network a trôné au premier rang des applications payantes du App Store au Royaume-Uni (ce qui représente 47 % du marché mondial), et s’est imposé comme l’application de divertissement la plus populaire dans plus de 30 pays, y compris aux États-Unis.
La bande-annonce interactive de la troisième saison a été conçue avec les mêmes préoccupations en tête. Red Bee Media, la branche commerciale de la BBC, a collaboré avec la plateforme Wirewax dès l’étape de préproduction. Première technologie d’accès sans fil pour vidéos interactifs pouvant être utilisée sur YouTube, Wirewax est également la première qui se voit accorder une place sur les sites Web de la BBC, outre le lecteur multimédia incorporé exclusif de la société.
La bande-annonce présente des indices cachés dans le contenu verrouillé, ainsi que du contenu secondaire intégré. Cet outil technologique impressionnant recueille toutes les trois secondes des renseignements détaillés sur les utilisateurs, dont certaines mesures relatives à la position de leur souris. Les statistiques sont éloquentes : le temps de visionnement moyen atteint un peu plus de quatre minutes (alors que la bande-annonce dure une minute); des centaines de milliers de publications sur Facebook et plus de 30 000 gazouillis ont été enregistrés à travers le monde pendant la soirée du lancement; à ce jour, on a accédé sept millions de fois au contenu intégré.
La troisième saison de Sherlock a finalement battu des records sur Twitter, en parvenant à près d’un million de gazouillis. Le dernier épisode a donné lieu au plus grand nombre de gazouillis jamais atteint relativement à un épisode donné d’une série dramatique (voir les statistiques de SecondSync). Les chiffres sont impressionnants.
De nos jours, les admirateurs de Sherlock lui écrivent sur Twitter, l’aident à élucider des crimes au moyen d’une application et cherchent à s’en rapprocher en fréquentant le Speedy’s Café. Mais, plus encore, c’est le rapport que le public entretient avec cet univers narratif, l’existence d’une frontière floue entre la réalité et la fiction, et la capacité de l’être humain à croire à l’invraisemblable qui ont permis à Sherlock de rester pertinent au fil du temps.