Storytek : repenser la propriété intellectuelle média au cœur du « miracle estonien »

Tallinn vient de confirmer une fois de plus son ascendant en tant que capitale numérique de l’Europe en ajoutant à son arsenal Storytek, un des premiers accélérateurs de propriété intellectuelle (PI) technologique destiné aux industries créatives. Voici le récit de l’intérieur d’un concept ambitieux et inspirant.

Berceau de Skype et de Kazaa ainsi que pionnier de la citoyenneté numérique, l’Estonie a pris le pari, dès la fin des années 1990, de miser sur la technologie pour hisser sa modeste population de 1,3 million d’habitants au rang de « société numérique la plus évoluée au monde » (Wired). Il est maintenant possible d’y recevoir un accompagnement complet afin de développer de la propriété intellectuelle autour de contenus médiatiques.

Crédit : e-Residency

En 2016, Black Nights, le festival international du film de Tallinn, tenait son premier forum Storytek, voué à la nécessité de miser sur l’innovation technologique pour dynamiser les industries du cinéma et des médias. Moins d’un an plus tard, Storytek déployait un programme d’accélération de contenus destiné à une quinzaine de projets à fort potentiel de développement technologique propriétaire. Ce programme intensif de dix semaines est réparti sur deux cohortes annuelles.

Les projets

La maison de prod, notre société de production cinématographique et interactive située à Montréal, a eu l’opportunité de prendre part à la toute première cohorte de septembre à décembre 2017 afin d’y développer le volet technologique du projet multiplateforme VFC, qui regroupe un long métrage de fiction, une expérience interactive d’accompagnement en salle ainsi qu’une plateforme neurotechnologique de monitorage des auditoires de type « logiciel en tant que service » (SaaS).

VFC fut l’un des six projets ayant bénéficié d’un accompagnement professionnel stratégique au cours de ce programme. Les cinq autres étaient :

Cues (The Polka Dot Factory, Grande-Bretagne) – une application mobile de découvrabilité de films dans les salles de cinéma et sur les plateformes préférées des utilisateurs;

MaNaBu (Amulet Studio, Croatie) – une série d’animation multiplateforme sans dialogues vouée à sensibiliser les jeunes auditoires aux problèmes sociaux actuels, en partenariat avec des OSBL internationaux;

Fanvestory (Estonie) – une plateforme transactionnelle permettant aux artistes et aux musiciens de solliciter le soutien financier de leurs fans en échange d’une part des profits générés par leurs chansons et vidéoclips;

The Club of Different Rooms (Cabaret Rhizome, Estonie) – un service qui allie technologie et théâtre expérimental afin de mettre en scène des réunions et des conférences d’affaires inspirantes et interactives;

GoShareWork (Filmitegija, Estonie) – un réseau social soutenu par une série documentaire éducative qui permet aux locataires et aux propriétaires immobiliers de faire appel aux services de diplômés des écoles de formation professionnelle.

Le programme

Le mandat de Storytek est d’aider les entrepreneurs technologiques et les créateurs de contenus à développer les modèles d’affaires les plus appropriés afin d’accélérer la mise en marché internationale de leurs projets et d’attirer des investissements.

Le programme est une sorte de cours intensif axé particulièrement sur le potentiel de revenus générés à partir d’une propriété intellectuelle distinctive et concurrentielle. On y explore entre autres la segmentation des clientèles cibles, la modélisation des revenus, des éléments juridiques, des stratégies de sociomarketing ainsi que la méthodologie analytique et la valorisation des données d’utilisation.

Parmi les principaux défis auxquels les entrepreneurs médiatiques doivent faire face est celui de développer une valorisation d’entreprise fondée sur la croissance des revenus au-delà du cycle d’affaires traditionnel de la production (c’est-à-dire, une approche par projets), et ce, notamment dans les marchés soutenus majoritairement par les agences publiques.

En ce sens, le canevas de proposition de valeur mis au point par Alex Osterwalder, sur lequel reposait une large part des enseignements prodigués aux participants de Storytek, aura permis de raffiner le positionnement stratégique propre à chaque entreprise. Ce travail est effectué en fonction d’avantages concurrentiels concrets et démontrables sur lesquels repose l’ensemble des volets des stratégies de déploiement. Dans la nouvelle économie des contenus, cela suppose le besoin de s’affranchir parfois du modèle habituel de développement, de production et de diffusion afin de mieux gérer le destin d’une production dans l’espace numérique en développant les plateformes et outils technologiques personnalisés et propriétaires nécessaires.

Les organisateurs

Initié par Sten-Kristian Saluveer, l’ancien directeur du volet Industrie du festival Black Nights, Storytek s’inscrit dans la récente mouvance des plateformes et événements voués à l’encadrement et à la promotion de l’innovation technologique au sein de l’industrie des médias et du cinéma. Parmi les autres figurent Propellor Film Tech Hub (Allemagne) et R/O Institute(Belgique).

Il demeure étonnant de constater à quel point le discours ambiant a évolué en conséquence, si bien que si l’on n’en avait que pour l’interactif, le multiplateforme et les nouvelles écritures il y a à peine cinq ans, les maîtres-mots aujourd’hui semblent plutôt graviter autour de l’intelligence artificielle, de la chaîne de blocs (blockchain) et des neurotechnologies. D’où la nécessité, pour les entreprises médiatiques, de recourir à la R-D en matière d’innovations technologiques pour se démarquer.

Les mentors

La première cohorte Storytek a profité de la présence de mentors chevronnés pour accompagner ceux qu’on désigne aujourd’hui comme les « entrepreneurs en contenu » (Content Entrepreneurs).

Trois des participants durant l’atelier MethodKit sous la supervision d’Ola Möller, fondateur de Hyper Island. Crédit : Storytek

On y retrouvait le Suédois Olla Möller, créateur du système agnostique de développement et gestion des priorités Methodkit. Ce système, adopté notamment par IKEA, Apple, Paypal et Spotify, permet de « scénariser » à l’aide d’un simple jeu de cartes, sans ordinateur, les défis et les possibilités s’offrant aux producteurs de contenus déterminés à intégrer des modèles de revenus récurrents tirés de l’exploitation de technologies médiatiques innovantes.

Pour sa part, l’Allemand Dirk Hofmann, fondateur de DAIN Studio et expert en analytique et en visualisation de données, a partagé son approche selon laquelle la science et l’interprétation de données sont au cœur même de chacune des activités d’une société de production, que ce soit l’idéation de contenus, l’administration interne ou encore l’analyse stratégique du rendement d’auditoires potentiels.

Aperçu de l’évaluation statistique du potentiel d’un projet média développé par la firme Slated.

Quant à l’Anglais Colin Brown, ex-rédacteur en chef de Screen International et conseiller stratégique, il a expliqué que, selon lui, l’avenir appartient aux sociétés qui tireront avantage de plateformes comme Slated. Cette dernière met en relation des ayants droit et des investisseurs médiatiques à l’aide d’indicateurs de rendement avancés reposant sur l’analyse de l’équipe de création, du scénario et de prévisions de revenus d’un projet de film ou de série.

Les opportunités

En plus du programme de mentorat de dix semaines, Storytek offre l’accès à la citoyenneté virtuelle e-Estonia, qui permet de procéder à la création d’une entreprise enregistrée à Tallinn et donc admissible au fonds de développement Enterprise Estonia. La citoyenneté numérique (e-residency), l’un des chevaux de bataille de l’Estonie pour s’imposer dans l’économie numérique européenne et mondiale, signifie pour une compagnie de production cinéma et « filmtech » comme La maison de prod un accès plus direct au marché européen, aux fonds de démarrage autant culturels que technologiques ainsi qu’aux incitatifs de développement des affaires dans les régions des Baltiques et de la Scandinavie.

La carte d’identification numérique remise aux citoyens et aux e-résidents estoniens.

Le programme offrait aussi la possibilité de participer au festival SLUSH d’Helsinki (Finlande). Notre présence à la conférence SLUSH, qui attire plus de 20 000 participants, dont 1 000 jeunes pousses technologiques et de nombreux représentants de fonds d’investissement, nous a permis d’étendre notre réseau d’affaires au-delà du cercle des professionnels en cinéma.

Les défis

Passer de producteur à « entrepreneur en contenus » – c’est-à-dire consacrer autant d’énergie et de ressources au développement du potentiel de la PI technologique d’un projet audiovisuel qu’au scénario, à la production et à la stratégie de marketing interactif – exige certes des efforts et une volonté considérables.

Cependant, dans une industrie où l’offre dépasse largement la demande et où les sources de financement traditionnelles ne suffisent plus à assurer la pérennité des sociétés de production, il importe d’explorer de nouvelles formes de valorisation commerciale autour de propriétés intellectuelles complémentaires.

La démocratisation fulgurante des technologies, jumelée à l’écosystème d’investissement florissant au Canada et ailleurs, ouvre la porte toute grande aux sociétés de production et de distribution pour innover et développer par eux-mêmes les solutions technologiques les plus appropriées pour faire progresser l’industrie du cinéma et des médias en général, et ce, partout dans la chaîne de valeur.

Développement, financement, production, administration, marketing, ventes, diffusion, archivage : les occasions d’innover sont multiples, particulièrement dans un marché de plus en plus friand d’applications, de logiciels et de plateformes – un marché permettant autant de réaliser des économies d’échelle que d’explorer de nouvelles avenues de création.

À l’ombre de la Silicon Valley, d’autres centres comme Tallinn sèment à leur tour l’idée que les membres des industries créatives sont peut-être les mieux placés pour développer eux-mêmes les outils qui leur permettront d’assurer leur avenir.


Charles Stéphane Roy
Charles Stéphane Roy est producteur multiplateforme et chargé de l’innovation à La maison de prod depuis 2013. Il fut auparavant rédacteur en chef du quotidien Qui fait Quoi, puis réalisa des mandats d’analyse stratégique pour l’Observatoire du documentaire du Québec et le Groupe Évolumédia. Ses projets, qui intègrent filmtech et modèles d’affaires innovants, ont été sélectionnés à Cannes NEXT, Cross Video Days et l’accélérateur Storytek, en plus de se mériter le POV Hackathon Award et le Prix HackXplor Liège TV5 Monde.
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