Télé nouvelle cherche mobispectateurs

Le 7 août dernier, le producteur américain Jeffrey Katzenberg – célèbre pour son travail sur Shrek et son association avec le réalisateur Steven Spielberg dans la création de Dreamworks – annonçait avoir amassé le financement nécessaire pour mettre sur pied un nouveau projet d’entreprise nommé NewTV.

Cette annonce inédite, dans laquelle le producteur s’engage avec la femme d’affaires et politicienne républicaine Meg Whitman, vise la mise sur pied d’une plateforme de diffusion en continu dédiée aux contenus à forte valeur de production de courte durée, soit des formats de 10 minutes ou moins.

Grâce à une collecte de fonds totalisant plus d’un milliard de dollars américains, la plateforme proposera des contenus originaux spécialement conçus pour téléphones intelligents et tablettes, en recourant à une variété de genres et de formats, de la sitcom aux séries dramatiques, en passant par la télé-réalité et le documentaire.

Le projet survient dans un contexte médiatique particulièrement incertain et marqué par une fragmentation croissante des sources, des types et des modèles de distribution de contenu linéaire.

Le marché du contenu mobile

Le projet de Whitman et de Katzenberg cherche à saisir l’opportunité massive que représente la distribution de contenus sur mobile. NewTV fait le pari qu’un contenu créé expressément pour des écrans de plus petite taille saura capter et captiver des auditoires de masse plus habilement, plus efficacement et avec une perception de valeur plus importante que des contenus développés pour des écrans fixes de grande taille.

Aujourd’hui, le visionnement sur mobile des contenus mis en ligne par des plateformes comme Hulu, HBO et Netflix représente une proportion de l’ordre de 10%. Pendant ce temps, les plateformes hébergeant des contenus tiers comme YouTube et Facebook, où les contenus créés en vue d’un visionnement mobile sont plus nombreux, accaparent une proportion qui est plutôt de l’ordre de 50-70% selon les derniers chiffres d’Ooyala.

Ce rapport montre également une progression marquée de la durée des contenus visionnés sur mobile. De 2016 à 2017, la proportion des vidéos d’une durée de plus de 5 minutes est passée de 23 à 48%, tandis que 30% des vidéos visionnées durent plus de 20 minutes.

Évolution des usages, accroissement de la taille moyenne des écrans mobiles (les ventes de « phablets » dépassant les ventes de téléphones intelligents de plus petite taille dès 2019 selon IDC), mais aussi et surtout, nette amélioration des réseaux cellulaires et des forfaits de données sont autant de facteurs explicatifs de cette nouvelle donne. C’est donc dire qu’il existe aujourd’hui un créneau en forte croissance de contenus mobiles de moyenne durée et que NewTV compte parmi les premiers acteurs strictement dédiés à celui-ci.

Par-delà sa distribution, l’offre de contenu imaginée par Katzenberg et Whitman se démarque également par la qualité du contenu produit, qui bénéficiera de budgets pouvant atteindre 100-125 000$ la minute. À titre comparatif, plusieurs sources, dont le New York Times, évaluent que la production de contenu mobile professionnel coûte entre 5 000 $ et 10 000$ la minute.

Chaque épisode (d’une durée de dix minutes) pourrait donc coûter plus d’un million de dollars américains, ce qui représente un coût comparable — voire supérieur — à ce qu’il en coûte pour produire une heure de fiction au Québec. Il s’agit d’un investissement du même ordre de grandeur qu’un Game of Thrones (entre 6 M$ et 15 M$ par épisode de 50-80 minutes), mais destiné à être livré sur un écran de 3 à 5 pouces.

Une stratégie d’autodisruption

L’annonce du 7 août est également étonnante d’un point de vue strictement financier. Un milliard de dollars, pour faire quoi au juste? Comme le rappelle le New York Times, la première ronde de financement sur Facebook a permis de lever 1 M$. Uber, 1,25 M$. Et Netflix, 2,2 M$. Ces premières rondes, de 500 à 1 000 fois inférieures, intervenaient pour soutenir des initiatives existantes et des plateformes fonctionnelles.

L’accumulation d’un milliard de dollars pour une idée, sans plateforme, dont les univers narratifs restent entièrement à imaginer, est donc un fait d’armes plutôt exceptionnel. Il faut toutefois préciser que, à la différence des entreprises susmentionnées, NewTV sera détentrice de la propriété intellectuelle. La plateforme est accessoire à la distribution de contenu et ne peut donc pas être comparée à des entreprises principalement technologiques (l’évolution de Netflix, de distributeur à producteur, est ultérieure à ses premières collectes de fonds).

La stratégie n’est pas sans rappeler l’intention déclarée de Reflector Entertainment, entreprise montréalaise multiplateforme lancée par Guy Laliberté et Alexandre Amancio en mai 2017, dont les premiers contenus devraient être accessibles sous peu.

Il est également étonnant de constater que, au bal des investisseurs, de nombreux grands joueurs du domaine des médias sont présents, incluant Disney, 21st Century Fox, NBC Universal, Sony Pictures, Viacom, AT&T WarnerMedia, Lionsgate, MGM, ITV et Entertainment One. Cet engagement des majeurs américains laisse entrevoir une certaine appréhension du potentiel disruptif du mobile sur les modèles d’affaires et les contenus traditionnels produits par ces grands joueurs.

Cette stratégie d’autodisruption n’est pas sans rappeler le « dilemme de l’innovateur » de Clayton Christensen et témoigne d’une certaine anticipation dans les rangs des majeurs. Prisonniers de structures de coûts et d’infrastructures lourdes, ceux-ci sont mal équipés pour composer avec cette évolution.

Il s’agit en quelque sorte d’une tentative de diversification prospective. Si l’initiative de Katzenberg et de Whitman fonctionne, ces derniers seront avantageusement positionnés pour en tirer parti. Il ne serait d’ailleurs pas surprenant que plusieurs de ces investisseurs aient, à terme, anticipé l’intégration des activités de NewTV dans leur portefeuille d’activités médiatiques.

Le contenu cloisonné

Les mobispectateurs ont certainement de quoi se réjouir de l’arrivée de NewTV. L’apparition d’un joueur pur dans ce marché va créer un appel d’air où de nombreux autres risquent de s’engouffrer, notamment sur la portion à plus forte valeur ajoutée. (Il n’y a pas pénurie de contenus amateurs pour mobile aujourd’hui, bien au contraire.)

Cela soulève toutefois la question de la monétisation de cette nouvelle offre. La quasi-totalité des joueurs numériques (Netflix, HBO Go, Hulu, etc.) a présentement recours à un modèle reposant entièrement sur l’abonnement. L’annonce de Katzenberg et de Whitman laisse plutôt anticiper un modèle mixte, combinant publicité et formule par abonnement, ce qui n’est pas sans rappeler la récente stratégie de YouTube de lancer son service YouTube Red, renommé YouTube Premium en juin dernier.

Par contre, force est d’admettre que celui-ci ajoute (encore) un nouveau canal de distribution payant à la panoplie de canaux existants, contribuant du coup à la balkanisation croissante des contenus numériques. Alors que les consommateurs se révèlent de plus en plus agnostiques à la plateforme (et plutôt fidèles aux univers de marque) et hostiles à l’égard de l’interruption publicitaire, l’émergence d’un nouveau joueur fait miroiter un « panier minimum » relativement coûteux pour les utilisateurs.

De nombreux consommateurs devront dès lors accepter de payer 15$ par mois à Netflix, HBO, Showcase et TOU.TV pour son service Extra, 80$ par année à Amazon pour Prime, puis 12$ à YouTube et NewTV, et ce, pour n’avoir accès au bout du compte qu’à une quantité limitée de contenus Web. À la lumière de la fin de la neutralité du Web décrétée aux États-Unis en 2017 et des innombrables limites imposées à la diffusion internationale résultant des régimes juridiques archaïques, l’avenir du contenu ne semble pas avoir été pensé pour favoriser le mobispectateur et la découvrabilité spontanée.

NewTV envisagerait-elle d’agir en agrégateur de contenu? Il est peu probable que ses concurrents lui facilitent la tâche. Comme l’a démontré la saga Netflix c. Disney, l’inverse est plutôt probable, avec comme conséquence la démultiplication de plateformes fermées sur elles-mêmes comme nouvelle norme.

À ce sujet, il sera intéressant d’observer la réaction des GAFA suite à cette annonce, puisqu’aucun n’a encore contribué au financement initial de NewTV. À l’assaut des géants, Katzenberg aura intérêt à se rappeler que le poids d’un milliard de dollars est tout relatif: les réserves en liquidités d’Apple se chiffrent aujourd’hui à plus de 250 milliards de dollars américains et Alphabet (la société mère de Google) dégage – chaque semaine – près d’un milliard de dollars en profits.

Selon Katzenberg, NewTV sera pleinement opérationnelle «vers la fin 2019». L’horizon de 18 mois est ambitieux, puisque le succès d’une telle plateforme risque de reposer très rapidement sur l’élan que créeront spontanément des communautés de fans des miniséries proposées. Il faudra sortir beaucoup de contenus variés rapidement. Entre-temps, Disney finalisera également le lancement de sa propre plateforme numérique qui est censée rivaliser celle de Netflix.

Ces investissements majeurs misent sur le pari que les mobispectateurs seront prêts à ouvrir leur portefeuille pour accéder à toutes ces plateformes ou à subir la publicité. C’est un pari risqué.


Francis Gosselin
Francis est docteur en économie et entrepreneur en série. Consultant et aviseur auprès de dirigeants et de conseils d’administration, il est également président de Norbert Hill et président du conseil de FailCamp, une OBNL dédiée à la promotion de l’entrepreneuriat et de l’apprentissage. Il a travaillé comme consultant dans le domaine de l’éducation, des médias, de l’immobilier et des services financiers pour des clients comme Ubisoft, l’École Supérieure de Gestion—UQAM, Radio-Canada, Lune Rouge, BNP Paribas, Allied Properties et l’Institut de Développement Urbain. Croyant fermement aux vertus de l’engagement social et philanthropique, il siège sur le Conseil d’administration du festival MUTEK, et est membre du Club des 100 jeunes philanthropes d’HEC Montréal. Il élève depuis 2012 des chiens MIRA destinés à des personnes dans le besoin, en plus de contribuer financièrement à cette cause importante.
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