Telegram et l’encadrement des contre-pouvoirs
L’arrestation à Paris le 28 août dernier du fondateur de Telegram, Pavel Durov, est une première dans l’histoire des médias sociaux. La messagerie cryptée, qui compte près d’un milliard d’utilisateur·trices, est à l’avant-garde de la lutte entre entrepreneurs technologiques et régulateurs étatiques.
Durov, un entrepreneur franco-russe, est accusé d’une pléthore de crimes qu’il n’a pas directement commis, qui vont de l’escroquerie, au trafic de stupéfiants, au cyberharcèlement, à l’apologie du terrorisme, à la fraude, selon les autorités françaises.
On reproche essentiellement au PDG l’absence de modération qui favorise ces pratiques.
Un contre-pouvoir nécessaire?
Pavel Durov a fondé Telegram après avoir quitté en 2014 une autre plateforme média, VKontakte, sorte de Facebook russe qu’il avait fondé en 2006. Ce premier média a été instrumental dans les soulèvements populaires de 2012, Durov lui-même émergent alors comme figure d’opposition face au gouvernement de Vladimir Putin.
Mais cette opposition n’a pas fait long feu, et le régime Putin est rapidement intervenu pour obtenir des informations privilégiées sur les utilisateurs de VKontakte, dans une perspective de répression. En conflit ouvert avec ses co-investisseurs, dont un oligarque et un fonds d’investissement proche du pouvoir, Durov a choisi de quitter VK.
Telegram est donc née de la volonté de ce Durov d’échapper au contrôle des idées et des individus pratiqué par des régimes politiques totalitaires (ou non). La question du chiffrement et de la confidentialité est donc au cœur du projet Telegram. Le chiffrement est un principe qu’on peut difficilement faire « à moitié » – soit c’est chiffré de bout en bout, soit ça ne l’est pas.
Et dans le second cas, la porte est donc ouverte pour l’intervention des gouvernements.
Facebook, par exemple, collabore partout dans le monde avec les autorités gouvernementales et services de police, leur permettant d’obtenir les données privées de certain·es utilisateur·trices qu’on soupçonne d’un comportement illicite.
Ce n’est donc pas par hasard que c’est sur Telegram que le leader du groupe de mercenaires Wagner, Yevgeny Prigozhin, ait choisi de mener en 2023 une sorte de mutinerie contre le gouvernement Russe, critiquant le leadership militaire et menaçant de faire marcher ses troupes sur Moscou. Un tel contre-pouvoir aurait été inimaginable sur la plupart des autres plateformes: Prigozhin, dont la mort suspecte a été annoncée dans les semaines qui ont suivi, n’aurait pas pu mener une telle fronde ailleurs.
La libre expression en ligne: le débat de l’heure
Depuis la naissance des premiers médias sociaux au tournant des années 2000, la question de la liberté d’expression et de l’encadrement politique des propos tenus en ligne sont au cœur du débat concernant le projet politique de l’internet.
Force est d’admettre que les racines libertariennes du web, malgré leurs nombreuses vertus, sont aussi génératrices d’instabilité, de criminalité et de violence aux quatre coins de la planète. Le degré élevé de pénétration parmi toutes les populations de la planète force la main des gouvernements, qui tentent par tous les moyens de les régir.
Car la facilité avec laquelle des contre-pouvoirs émergent sur ces plateformes génère de l’inconfort pour l’establishment en place.
À preuve, la sortie très malhabile du commissaire européen chargé du numérique, Thierry Breton, en prévision d’un échange entre Elon Musk et Donald Trump sur la plateforme X, témoigne du degré d’immaturité de ces instances lorsque vient le temps de régir les médias sociaux. Une lettre pratiquement incompréhensible, écrite dans un charabia de fonctionnaire, émanant des plus hautes instances de l’Union Européenne, demandant au candidat politique d’une autre nation de faire attention à ce qu’il dit.
Imaginerait-on un haut fonctionnaire canadien publier, avant même la diffusion, une lettre ouverte prévenant CTV ou TVA contre leur propre programmation? De modérer un débat politique de telle, ou telle façon?
Ces sujets n’ont pourtant rien de nouveau. Doit-on rappeler qu’il y a quelques décennies à peine, des œuvres comme Clockwork Orange et Last Tango in Paris ont carrément été interdites par certains régulateurs?
Ouvrir la porte à l’intervention, c’est aussi accepter, parfois, une certaine forme d’arbitraire politique et bureaucratique qui est contraire aux valeurs portées par ces médias sociaux.
Vrais crimes et fausses délations
Bien entendu, nous pouvons tous convenir que l’interdiction de la vente d’armes ou de la pédopornographie est absolument nécessaire.
Les tenant·es du libertarianisme numérique soutiennent toutefois que c’est, en quelque sorte, le «prix à payer» pour la liberté d’expression chiffrée sur leurs plateformes. Que d’autres manières de coincer les criminels doivent exister, et qu’ils n’ont pas à se faire complice des services de police.
Car si l’on exclut les actes ouvertement illégaux, la question de la modération du contenu devient hautement plus compliquée. Les plateformes qui pratiquent des formes avancées de modération et de contrôle encouragent leurs utilisateur·trices à signaler le contenu inapproprié, mais cela mène évidemment à toutes sortes d’abus, où la dissidence est souvent punie, voire éliminée.
La lutte à la désinformation procède de la même manière. Certains contenus satiriques, ironiques, humoristiques et artistiques se voient ainsi interdits par la doxa populaire, souvent alimentée par des médias idéologiquement campés, qui renforcent ou interdisent rapidement certaines formes de pensée.
La recherche d’un équilibre est en soi sujet à débat. Protéger les droits individuels, le droit commun, et la liberté d’expression, ne devrait pas être l’apanage exclusif ni des élus, ni des fonctionnaires, ni de la majorité, ni des patrons de ces médias sociaux.
À défaut d’avoir trouvé une certaine stabilité entre ces forces divergentes, nous devrions continuer d’errer vers des interventions qui font preuve de retenue, qui favorisent l’émergence de contre-discours et de contre-pouvoirs. Le danger est grand, à vouloir punir tout ce qui dépasse, n’est pas conforme, «désinforme» ou «mésinforme», de détruire l’un des principaux outils de renforcement de la démocratie.