Telling Lies: faire du jeu vidéo autrement
Évoquer le jeu vidéo, c’est convoquer chez chacun des images différentes. Pour les trois quarts des joueurs occasionnels ou fréquents, ce sont des moments et des jeux particuliers qui reviendront à l’esprit. Celles et ceux qui ne jouent pas penseront pour leur part aux images – probablement peu flatteuses – véhiculées par les médias.
L’image d’Épinal du jeu vidéo reste encore aujourd’hui celle d’un jeu où l’on court partout en tirant sur tout ce qui bouge, un jeu énergique et addictif où les réflexes priment souvent sur la réflexion.
Et pourtant, il y a désormais tant d’œuvres qui s’écartent du cliché primordial du jeu vidéo. Des œuvres portées par des créatrices et des créateurs comme Sam Barlow, qui se définit lui-même comme appartenant à «une sphère hybride entre film, télévision et jeu vidéo.»
Nous avons eu l’occasion de nous entretenir avec lui lors du dernier festival Tomorrow’s Stories à Toulouse, en France, pendant lequel il a pu présenter son plus récent projet, Telling Lies.
De la grosse franchise au jeu indépendant
Tombé dans le monde du jeu vidéo un peu par hasard, Sam Barlow a fait ses armes comme concepteur de jeux vidéo avant de devenir «chef designer» – l’équivalent vidéoludique du réalisateur audiovisuel. De fil en aiguille, il a fini par travailler sur deux opus de la franchise d’horreur Silent Hill.
«À l’époque, il s’agissait de l’une des deux ou trois franchises dans lesquelles il était possible de raconter une histoire intéressante, différente de toutes celles où des membres de la marine de l’espace tirent sur des aliens.»
Des espaces de liberté narrative qui deviennent de plus en plus restreints. «À mesure que l’industrie du jeu se développait, il devenait de plus en plus difficile de raconter des histoires riches dans les jeux à gros budget». Une décision radicale s’est alors imposée: Sam Barlow quitte le monde des studios pour celui de l’indépendance.
En 2015, il a signé une première œuvre personnelle très remarquée: Her Story. Une expérience dans laquelle vous pouvez librement visionner des extraits de l’interrogatoire d’une femme soupçonnée d’avoir tué son mari.
Dans Her Story, vous êtes devant une interface d’ordinateur un peu austère. Vous pouvez taper des mots-clés qui vous renvoient à des extraits vidéo. Par exemple, en entrant «murder», des extraits où un personnage prononce ce mot apparaissent.
Il n’y a aucun guide pour vous aider et vous devez d’abord vous égarer dans cet index un peu fourre-tout. Petit à petit, une image plus nette de la réalité se dessine. Il vous faut faire preuve de patience, de déduction et d’imagination, mais vous parviendrez à avoir le fin mot de l’histoire.
Plus de 100 000 copies vendues, de multiples récompenses et quatre années plus tard, voici donc Telling Lies, le digne successeur de ce premier jeu.
Dans Telling Lies, il ne s’agit plus d’une affaire de meurtre, mais de conversations privées entre quatre personnages dont les vies s’entremêlent autour d’un lourd secret.
Sam Barlow a reconduit le principe de l’interface d’ordinateur et de la recherche par mots-clés. Sur le disque dur de votre ordinateur virtuel se trouvent plus de dix heures de ces appels vidéo piratés.
Vous vous immiscez dans leur intimité et leurs affaires plus ou moins secrètes et, au bout de quelques heures, vous avez droit au dénouement que vous avez longtemps cherché.
L’histoire prime
Que ce soit dans Her Story ou dans Telling Lies, il apparaît clairement que Sam Barlow est avant toute chose un raconteur d’histoires. Le récit n’est pas un simple artifice dans ses jeux, mais bien l’élément central que la mécanique de jeu vient sublimer.
«J’ai créé ces jeux parce qu’il me semblait que le spectre des histoires, des personnages et des expériences proposées par les jeux vidéo était très réduit. Les plus gros jeux vidéo procurent essentiellement un fantasme de pouvoir aux adolescents. Nous devons continuer de développer des histoires et des personnages plus complexes, plus intéressants et plus représentatifs. Et inventer des modes d’interaction qui dépassent l’action de sauter et tirer partout.»
Pour nourrir l’univers narratif de Telling Lies, Sam puise donc son inspiration dans deux faits d’actualité. L’un de ces faits est mondial: les révélations de l’affaire Snowden et des écoutes des services secrets américains. L’autre fait est d’ordre national: le gouvernement britannique a espionné pendant deux ans l’ensemble des conversations de ses concitoyens sur le service Yahoo Video Chat.
Progressivement, l’histoire et le dispositif du jeu s’affinent en ce sens: Telling Lies vous propose de vous introduire dans l’intimité des personnages et de les espionner pour les comprendre.
Pour rendre son univers visuel réaliste, Sam Barlow décide de faire ce qu’il appelle un «anti-film». Les conversations intègrent les bonjours et au revoir, les moments de silence, les hésitations, l’apparition inattendue d’un chat qui perturbe la discussion… et tout ce qui confère à nos échanges vidéo leur spécificité. Là où un film traditionnel réduirait une conversation aux moments essentiels, Barlow voulait «donner à ces séquences une texture très humaine et très naturelle. Nous voulions faire un maximum de choses que vous ne verriez pas dans un film».
Chaque vidéo – la plus longue durant 14 minutes – est donc filmée en une prise unique. Pas de coupe ni d’artifice, lorsque le personnage ne parle pas, vous le regardez donc réagir aux propos de son interlocuteur… comme dans la vraie vie, quoi!
Faire d’une interface austère un objet intime
Mais pourquoi Sam Barlow aime-t-il tant intégrer de fausses interfaces d’ordinateur dans ses jeux? La question réveille en lui d’anciens souvenirs: «J’avais déjà utilisé cet artifice dans une séquence de Silent Hill. Vous êtes dans un lycée abandonné, à la recherche de votre fille disparue. Vous devez fouiller dans l’ordinateur du directeur pour y trouver des informations. Vous devez deviner son mot de passe d’après des indices répartis dans son bureau. Il est plaisant de raconter une histoire intime et humaine à travers quelque chose d’aussi barbant et vide d’émotions qu’une interface d’ordinateur.»
Plaisant certes, mais également intuitif. Car les interfaces nous sont devenues extrêmement familières. Elles nous accompagnent chaque jour au travail ou dans notre vie privée. «Chaque instant de ma vie, qu’il soit traumatique ou merveilleux, laisse une trace dans mon téléphone.» Il est donc parfaitement réaliste de voir les quatre personnages échanger des mots personnels et secrets lors de leur conversation en ligne…
Il y a quelque chose de grisant – et d’un peu culpabilisant – à pouvoir ainsi explorer leur intimité. D’autant plus que le mystère initial est dense et difficile à démêler. Mais, petit à petit, les contours de l’histoire et des personnages se précisent.
Le jeu est exigeant, mais il récompense votre abnégation. «Le postulat sur lequel repose Telling Lies, c’est que le public est très très astucieux.» Sam Barlow refuse de vous prémâcher le travail ou de vous guider excessivement. Vous devez tracer votre propre route dans ce répertoire mal rangé de vidéos privées.
«J’ai passé beaucoup de temps dans une industrie du jeu vidéo qui pense que le public est stupide. Les gens aiment être mis à l’épreuve. Notre cerveau libère des hormones de plaisir lorsqu’il apprend quelque chose. Si vous leur donnez une expérience narrative qui leur demande de faire un effort, de comprendre par eux-mêmes, à mon avis, les gens répondront positivement à cette démarche.»
De l’idée à la concrétisation
«S’il y a bien une chose de ma vie passée qui ne me manque pas, c’est la façon dont les gros jeux vidéo sont réalisés. Le processus est très chaotique, les jeux sont fabriqués dans le mauvais ordre. Pour le dernier jeu sur lequel j’ai travaillé [avant d’être indépendant], des gens construisaient déjà des niveaux, animaient des personnages… alors que nous étions encore en train d’écrire l’histoire!»
Depuis, Sam Barlow s’offre un luxe dont il profite pleinement: celui de consacrer beaucoup de temps à mener des recherches et à poser son histoire sur papier. Entouré d’une enquêtrice, d’une co-autrice et d’une plus large équipe technique et de production, Sam peut pousser son concept encore plus loin.
Les arches narratives des quatre protagonistes et leurs interactions sont développées après six mois de recherches intensives. Et le script doit tenir compte d’une contrainte de taille: chaque scène doit être une conversation vidéo entre des personnages.
«Puisque le joueur peut regarder chaque scène dans n’importe quel ordre, il fallait nous assurer que chaque moment était intéressant en lui-même. En fin de compte, ce n’est rien de plus qu’une bonne règle d’écriture. Est-ce que chaque chose que j’écris nourrit l’enjeu principal du récit? Ou est-ce que ça ajoute de la texture?»
Jusque là, rien de très différent du processus d’écriture d’un film… C’est alors qu’arrive la première phase de tests. Le script est injecté dans un programme qui analysera les mots de chaque réplique.
«Les mots sont essentiellement la carte de notre jeu.» En effet, puisque la navigation finale se fera par mot-clé, il faut s’assurer de leur bonne utilisation dans le script.
Les mots-clés doivent apparaître aux bons moments et se répéter assez, mais pas trop. Le programme mis au point par Sam permet d’assurer un bon équilibre sémantique de son scénario.
Après quelques ajustements, un premier tournage léger est organisé et des testeurs sont invités à jouer à une version sommaire, mais fonctionnelle du jeu. Les retours permettent de modifier le niveau de difficulté du jeu.
S’ensuivit un tournage démentiel: cinq semaines pour produire plus de cent heures de contenu. Là où un tournage de film traditionnel génère environ trois minutes par jour, l’équipe de Telling Lies en produisait vingt!
Pour ce faire, tous les décors ont été construits sur un vaste terrain. Trois appartements, deux maisons individuelles et un magasin. «Nous avions, par exemple, une équipe qui tournait dans une maison et un acteur qui y discutait avec un acteur qui se trouvait dans un appartement, avec une autre équipe de tournage.»
Face à eux, les acteurs et actrices ont un dispositif qui leur permet de voir leurs interlocuteurs et de véritablement jouer la scène comme s’il s’agissait d’une discussion. Pour préserver le réalisme de ces discussions vidéo, chaque scène est tournée en une seule séquence.
Complication supplémentaire: pas question d’improviser avec le script. Les ajouts de mots imprévus peuvent totalement briser l’équilibre sémantique dont Sam parlait plus tôt. Dans de telles conditions, produire cent minutes de contenu en si peu de temps est tout un exploit! Finalement, ce seront environ dix heures que vous trouvez dans le jeu Telling Lies.
Être un jeu ou ne pas être un jeu?
La plupart des œuvres vidéoludiques qui ne répondent pas aux grands canons du genre sont souvent accusées de ne pas «vraiment» être des jeux vidéo. Un débat qui n’intéresse pas Sam Barlow plus que ça… mais dont l’existence même prouve que les opus comme Telling Lies bouleversent les attentes et nous forcent à réfléchir sur la place de l’interaction et de la narration dans le monde du jeu.
S’il devait donner une réponse aux soi-disant puristes du jeu vidéo, Sam insisterait sur la nature hautement interactive de ses créations. «Un jeu comme Call of Duty est en réalité conçu comme un couloir: les méchants apparaissent pile au bon moment et le jeu vous aide à leur tirer dessus correctement pour que votre expérience soit agréable. Chaque personne qui joue à Call of Duty a donc une expérience relativement similaire.
À l’inverse, Telling Lies est intensément interactif. Vous avez constamment vos doigts sur le clavier et vous êtes toujours en train de faire quelque chose. Jouer à un tel jeu est un défi parce qu’il faut toujours faire attention, vous devez comprendre les personnages et l’action. Pour moi, ils sont plus engageants que la plupart des jeux vidéo traditionnels».