Tenir un festival de cinéma à l’ère postpandémique
En novembre dernier, les Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM) tenaient une discussion sur «l'état des lieux des festivals de cinéma autour du monde», avec des responsables d’événements venant des quatre coins du globe – d’Amérique, d’Europe, d’Asie et d’Afrique. Forts de leurs nouveaux outils numériques, les festivals de cinéma continuent d’être des «refuges pour la liberté d’expression», dans un monde où se multiplient les crises et les conflits.
Le premier héritage de la pandémie est technologique. «Nous avons découvert qu’il était possible d’être connecté·es tou·tes en même temps, à partir de différents coins du monde», lance spontanément Claire Diao, programmatrice de festivals en Europe (Festival de Cannes, Festival international du court métrage de Clermont-Ferrand), et en Afrique (FESPACO).
Au plus fort de la pandémie, plusieurs festivals ont tenu des éditions entièrement en ligne, mais tous sont revenus à la formule «en présentiel» dès qu’ils ont pu. Le festival de FESPACO au Burkina Faso a pu tenir une édition physique dès octobre 2020. «Tou·tes les invité·es occidentaux·ales avaient peur de voyager, mais les participant·es africain·es étaient tou·tes là, et c’était un moment très heureux, raconte Claire Diao. Tout le monde a oublié la COVID en arrivant sur le site. En dansant et en faisant la fête, nous nous sommes rendu compte qu’il y avait un besoin de rencontres humaines.»
À la sortie de la pandémie, les outils numériques n’ont pas été abandonnés pour autant. Visions du Réel, par exemple, a gardé un volet en ligne conséquent. «C’était une manière pour nous de développer notre audience régulière, mais aussi professionnelle, explique Madeline Robert, conseillère artistique de Visions du Réel. Venir en Suisse, c’est très dispendieux pour les représentants de l’industrie.» Plusieurs festivals ont migré vers un modèle hybride, incluant des projections devant public et un volet en ligne pour les rencontres professionnelles entre gens de l’industrie. «Étant donné le manque de financement, je crois que c’était une bonne chose de maintenir des rencontres [virtuelles] avec des participant·es, sans nécessairement avoir à payer les billets d’avion et les hôtels à tout le monde», fait valoir Claire Diao.
Aujourd’hui, la visioconférence s’ajoute à l’arsenal de communication des festivals pour provoquer des rencontres parfois inattendues, que ce soit pour permettre à un cinéaste dont le visa a été refusé de malgré tout rencontrer le public, ou plus récemment, aux RIDM, où les personnages du documentaire Mère Saigon de Khoa Lê ont pu saluer l’audience venue assister à la projection, ou encore avec le président de l’Ukraine qui prononce un discours par visioconférence à l’ouverture du Festival de Canne.
Un refuge pour la diversité des voix et la liberté d’expression
Avec la pandémie derrière nous, les festivals peuvent à nouveau se concentrer sur leur mission de produire des rencontres entre les créateur·trices et le public, avec l’industrie, ou entre les artistes eux-mêmes. «Je ne pourrais imaginer un festival de films documentaires sans le contact entre l’audience, les créatrices et créateurs, les critiques, les membres des jurys, et l’émotion de regarder un film portant sur des réalités pour en discuter par la suite», dit Inti Cordera, directeur général du DocsMX.
À cette mission s’ajoute celle de créer «une place pour la liberté d’expression et l’échange des idées», précise Madeline Robert, dont le festival Visions du Réel n’hésite pas à programmer des œuvres qui touchent à des enjeux de société et font débat. «Notre priorité est de montrer une diversité de cultures», renchérit Wood Lin, directeur de programmation du Taiwan International Documentary Festival (TIDF). Depuis 10 ans, le TIDF travaille à bâtir des ponts avec une audience en Chine, où il est difficile de produire et montrer des films indépendants. «Hong Kong par exemple veut voir son propre cinéma, et la seule manière de le faire, c’est de venir le voir à Taiwan», explique Wood Lin.
Pour Inti Cordera de DocsMX, les festivals documentaires donnent une tribune à des artistes qui «aident à comprendre les crises profondes», en explorant «des idées pour aller de l’avant». Et ce ne sont pas les «crises» qui manquent, que ce soit les enlèvements au Mexique, la guerre en Ukraine, les récents coups d’État en Afrique francophone, au Mali, au Burkina Faso et au Niger – comme le mentionne Claire Diao –, les changements climatiques ou encore l’inflation.
En contrepartie, y a-t-il lieu de se demander si ces crises ne viennent justement pas fragiliser les festivals de cinéma? Ici, la réponse dépend largement du climat politique et des choix institutionnels faits par le pays hôte. «Nous sommes extrêmement privilégiés », convient Madeline Robert en Suisse. Notre budget est garanti par l'État et nous n’avons pas à faire de coupes importantes.» Même discours de la part de Wood Lin à Taiwan. «De 1998 à maintenant, nous avons un budget garanti de la part du gouvernement. Mon travail est de dépenser cet argent.»
D’autres festivals vivent des moments plus difficiles. Au Mexique, le DocsMX a choisi de diversifier ses partenaires financiers pour contrer l’effet d’un gouvernement «qui se désintéresse de la culture». Claire Diao fait pour sa part état de d’enjeux politiques en Europe et en Afrique. En France, le Festival international du court métrage de Clermont-Ferrand a perdu 50% de son financement régional, alors que des élus se sont demandé si ce n’était pas une manière de sanctionner un événement qui donne voix à des critiques du gouvernement. Au Burkina Faso, le FESPACO a eu beaucoup de difficultés à inviter «un pays à l’honneur» en raison de la situation géopolitique interne. En Tunisie, le plus ancien festival de cinéma africain – les Journées cinématographiques de Carthage – a annulé son édition 2024 en soutien au peuple palestinien. Voilà autant de signes que l’existence d’un festival ne doit jamais être tenue pour acquise – pandémie ou non.