Verdir la production
«Je me souviens qu'en 2008, on avait donné en cadeau, à tous les membres de l’équipe, des bouteilles d’eau réutilisables. Certains les avaient jetées à la poubelle», raconte Tasia Geras, directrice de production. «Aujourd’hui, à peu près tout le monde traîne sa propre bouteille. Ça prend tout ce temps-là pour changer les habitudes». La production audiovisuelle est appelée à écologiser ses pratiques, en se penchant sur son empreinte carbone. Mais dans un premier temps, la formation et la sensibilisation auprès de la main d’œuvre sont nécessaires pour changer les pratiques.
L’été est la saison la plus intensive en production audiovisuelle au Canada. Les camions-remorque alignés le long des rues, bordés de cônes orangés et de travailleurs en vestes de sécurité ne surprennent plus dans les centres de production comme Toronto, Vancouver et même Calgary et Winnipeg. Mais ce qui peut surprendre davantage sont les données de consommation énergétique d’une production. Une étude commandée par Téléfilm Canada et réalisée par GreenSpark Group a évalué les émissions de 22 productions canadiennes de 2022-2023. «Les émissions provenant des productions comprises dans cette étude représentaient en moyenne 28 t CO2e par heure de contenu, soit l’équivalent des émissions annuelles de 8,6 véhicules automobiles ou la consommation d’énergie de 6,6 maisons,» lit-on dans le résumé de l’étude.
En mai 2024, Téléfilm a publié la deuxième phase de son plan de production durable. Les géants internationaux de l’industrie comme Netflix et NBCUniversal requièrent déjà des plans de production durable. Depuis janvier 2022, CBC a commencé à exiger un rapport de l’empreinte carbone de toutes les productions indépendantes canadiennes d’un budget supérieur à 400 000 $ à l'aide d'albert, un outil qui permet de calculer les émissions de carbone des productions. Force est de constater que l’industrie doit s’adapter. Mais qui dit changement, doit d’abord dire formation.

Éduquer
Les initiatives environnementales sont en plein essor au pays. À Prime Time, en février 2024, Producing for the Planet a été dévoilé au public. Il s’agit d’un regroupement de 72 productrices et producteurs indépendant·es canadien·nes signataires de protocoles des meilleures pratiques en matière de production écologique. Kyle Irving, co-propriétaire et producteur à Eagle Vision affirme que leur compagnie, basée à Winnipeg, a été l’une des premières à se joindre au comité consultatif pour créer le groupe. Il soutient que les outils disponibles sur le site doivent toutefois refléter les enjeux locaux d’un océan à l’autre. «Chaque région du Canada peut s’adapter différemment aux standards écologiques. Par exemple, je vis à Winnipeg. L’idée d’une flotte de voitures électriques ne serait pas idéale pour nous en hiver, contrairement à Vancouver, par exemple. Il est essentiel de reconnaître les différences régionales et leur unicité. Il est impossible d’avoir un standard universel dans un aussi grand pays que le Canada», explique le producteur.
Pour aider les compagnies de production à envisager le changement, il faut d’abord offrir de multiples types de formation. GreenSpark Group a vu le jour à Vancouver, il y a de cela une dizaine d’années. Le groupe dessert depuis des clients de l’industrie du divertissement partout dans le monde, en offrant des formations et de l’accompagnement pour produire de manière plus durable. En 2023, ce sont 1570 membres de l’industrie qui ont reçu l’une des 111 formations offertes par le groupe. GreenSpark Group a collaboré avec Creative BC pour son programme Reel Green, avec Ontario Creates pour Green Screen et plus récemment, avec On Screen Manitoba (OSM), où un partenariat a été établi pour offrir des formations sur un an à l’industrie locale.
On Screen Manitoba a décidé d’investir dans ces formations sur la production durable en 2024, dans l’objectif de se doter à terme d’un programme comme celui de Creative BC ou Ontario Creates. «On Screen Manitoba travaille activement à l’élaboration d’un protocole formel de durabilité. Notre objectif est d'établir une stratégie de développement durable globale à l'échelle de l'industrie qui répond aux besoins spécifiques de notre communauté de production locale», affirme Lindsay Somers, la directrice générale d’OSM.
Énergie et matériaux
Andrew Robinson, directeur, stratégie durable et engagement à GreenSpark Group, soutient que le plus grand défi est de changer les mentalités. «La question du temps et du budget est toujours sensible. Mais il s’agit simplement de réaliser que la manière de dépenser change, mais pas le montant en bout de ligne.». Il soutient aussi qu’il est essentiel de développer le plan de durabilité durant la phase de développement, pour éviter que cela ne devienne une tâche supplémentaire à incorporer une fois en production.
Quant aux retours sur investissement, la directrice de production Tasia Geras les a bien vus sur le plateau de Acting Good, la série produite au Manitoba par Kistikan Pictures pour CTV Comedy. «C’est plus coûteux au début, mais tous nos acteurs et actrices se déplacent dans des vans hybrides. Est-ce que j’ai vu des économies dans les coûts de l’essence? Je peux dire qu’il y a eu des épargnes très significatives».
Andrew Robinson soutient que les deux grands secteurs qui méritent notre attention sont la consommation d’énergie, l’essence par exemple, et les matériaux de construction. Toujours selon l’étude de Téléfilm, le volet des transports s’est avéré être la source la plus élevée d’émissions, soit 58 %, suivi des matériaux avec 23%. L’équipe de production de la série Acting Good a décidé de se procurer exclusivement des matériaux recyclés. «C’est un peu plus de travail pour déconstruire des matériaux et les réutiliser. Mais nous n’avons acheté aucun matériau de charpenterie. Nous avions un budget de 55 000$ pour les matériaux, mais n’avons dépensé que 30 000$ en matériel recyclé et en peinture», raconte Tasia Geras.

En 2018, Kyle Irving a créé Talon Production Services à Winnipeg, pour récupérer des matériaux de construction des productions locales afin de les réutiliser. «J’en avais marre de voir l’inefficacité de nos productions. Mon meilleur exemple est un matelas taché pour une scène de crime. Il fallait dépenser des milliers de dollars en matelas et main d’œuvre du département artistique pour créer un matelas sécuritaire pour les acteurs, puis il terminait au dépotoir. Les producteurs peuvent maintenant venir louer un matelas chez nous pour 150$ par semaine», raconte Kyle Irving. Aujourd’hui, Talon Production Services est un entrepôt de 30 000 pieds carrés comptant des dizaines de milliers d’accessoires et de matériel de construction qui n’ont pas eu à être envoyés dans les sites d'enfouissement.
Innover
Ontario Creates a réalisé des audits de la gestion des déchets de cinq types de production, et de tailles différentes. En plus d’avoir créé des ressources pour l’industrie, l’organisme a établi un partenariat pour éviter le gaspillage alimentaire. «Depuis 2020, plus de 146 000 $ de nourriture ont pu échapper aux sites d’enfouissement. La nourriture non utilisée est donnée aux communautés et aux organisations dans le besoin. Ces économies représentent l’équivalent de plus de 171 112 livres d’émissions de gaz à effet de serre détournées des sites d’enfouissement», soutient Justin Cutler, commissaire à la cinématographie de l’Ontario.
Grâce aux efforts de durabilité d’Ontario Creates, les productions en Ontario peuvent aussi obtenir leur énergie à même le réseau électrique municipal dans 60 endroits en province, y compris deux endroits très stratégiques dans la ville de Toronto. Cela permet d’éviter les génératrices à carburant Diesel, par exemple.
Preuve qu’en sortant des sentiers battus, l’objectif d’une empreinte carbone moindre peut être atteint.