À la rencontre de Michael Mabbott et Lucah Rosenberg-Lee 

À la seconde où le cinéaste Michael Mabbott a entendu Jackie Shane chanter, il a été envoûté. 

C’était un enregistrement pirate de cette chanteuse de R&B qui s’est fait un nom dans les clubs de Toronto à la fin des années 1960. 

« Sa voix, le groupe, tout était extraordinaire, confie Mabbott. Cet album m’a vraiment parlé. J’ai fait des recherches sur Jackie et, comme je n’avais trouvé que des rumeurs à son sujet, j’ai senti qu’il fallait que je découvre qui elle était et ce qui lui était arrivé. » 

C’est cette recherche entreprise il y a une dizaine d’années qui a inspiré l’extraordinaire documentaire Any Other Way: The Jackie Shane Story (Vivre et laisser vivre : La voix de Jackie Shane en français), qui met en lumière la vie et la musique de Jackie Shane, une femme noire ouvertement trans qui a quitté Nashville pour se tailler une trop brève carrière musicale de notre côté de la frontière. 

Mabbott s’est associé au réalisateur Lucah Rosenberg-Lee pour raconter l’histoire de Jackie Shane. 

« Avant que Michael ne me la fasse découvrir, je n’avais jamais entendu parler de Jackie, explique Rosenberg-Lee. Et j’ai été un peu surpris parce que, comme je suis moi-même une personne noire trans, je pensais en savoir beaucoup sur l’histoire de ma communauté. Ça en dit long sur une certaine volonté, je crois, d’effacer ce vécu — ce que nous explorons évidemment dans le film. » 

Léger problème, les seules images existantes de Jackie Shane étaient un extrait vidéo de deux minutes qui montrait la chanteuse en concert. En 2017, Mabbott contacte la chanteuse et entame avec elle des conversations téléphoniques, qu’il enregistre. 

« Nous parlions chaque semaine pendant quatre ou cinq heures en moyenne. Nous avons même déjà parlé pendant 11 heures d’affilée! Ça a été une année vraiment extraordinaire de ma vie », raconte Mabbott. 

Les réalisateurs ont fait appel à des actrices noires trans pour interpréter Shane chantant et parlant au téléphone. Leurs prestations ont ensuite été rehaussées par une magnifique animation rotoscopique qui confère au film une qualité onirique. Le tout dresse le portrait d’une pionnière, d'une véritable icône musicale. 

« Je pense qu’il est très important que les gens se rendent compte qu’il y a toujours eu des personnes trans », mentionne Rosenberg-Lee. 

Et de poursuivre : « Et je pense qu’il est important de voir que les personnes trans ne se résument pas à leur identié trans. Ce qui m’intéresse dans la vie de Jackie, ce n’est pas seulement qu’elle était trans, mais qu’elle était plein d’autres choses : une musicienne incroyable, une personne formidable, pas seulement parce qu’elle a transitionné, mais parce que c’était une personne forte qui a fait des choses extraordinaires. » 

Applaudi par le public et la critique, Any Other Way: The Jackie Shane Story a remporté le prix spécial du jury remis à un long métrage documentaire canadien dans le cadre du festival Hot Docs. 

« L’histoire de Jackie est celle d’une peur vaincue, ajoute Mabbott. Jackie m’a souvent dit qu'à la base, le mal dans le monde était causé par des gens qui avaient peur et que c’est cette peur qu’il fallait combattre. Jackie y travaillait sans relâche lorsqu’elle était sur scène; elle montrait qu’elle avait surmonté sa peur et qu’elle avait la force et le courage d’être elle-même. » 

Any Other Way: The Jackie Shane Story - capture d'écran. Crédit photo: @CourtesyNFB_BangerFilms2023

Ingrid Randoja
Journaliste indépendante, Ingrid Randoja est l'ancienne responsable éditoriale de la section Film du magazine NOW de Toronto, l'ancienne rédactrice en chef adjointe du magazine Cineplex et l'une des membres fondateurs de la Toronto Film Critics Association.
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